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en remontant dans leur auto. Alors, mécontente d’elle-même et mécontente de ceux-là, Ludivine leur fit la grimace et leur tira la langue.

Ils ne s’en aperçurent même pas. Mais sur le seuil de leur porte, un ou deux boutiquiers et boutiquières, intégrité, sagesse et repos de la ville, levèrent les yeux au ciel pour exprimer leur scandale, ce qui leur valut, de la part de la petite apache, une bordée de vilains mots.

Une rage de mal faire la possédait, la remplissait d’une sorte d’ivresse sombre. Elle se mit à marcher vite comme pour se fuir elle-même, et quitta le Dauphin, retournant du côté du port. La nuit avait déjà l’air de tomber, tant le ciel proche et rapide était foncé. Un vent mouillé courait les rues. Ludivine alla se mêler au mouvement du quai, le long de l’avant-port, en attente du bateau du Havre.

Ce service quotidien, dont les deux ou trois paquebots vont et viennent, semble apporter et remporter des nouvelles d’un bord de l’estuaire à l’autre. Il y a des ballots qu’on charge et décharge, des mouchoirs qui s’agitent pour la bienvenue ou l’adieu ; il y a le sifflet profond de l’arrivée et du départ, la manœuvre lente dans le bassin étroit, avec le tapage et tous les embarras que font, dans l’eau glauque, les grandes roues démodées qui n’ont pas changé depuis l’invention de la vapeur.

Un vaste remous se propage, fait danser les barques amarrées entre les jetées, tandis que la petite foule amassée le long des parapets s’agite, respirant à pleins poumons, sans même s’en rendre compte, la grisante atmosphère des voyages.

Quand elle eut pris son saoul du vieux spectacle fascinant, Ludivine s’éloigna, passa les ponts tournants, rôda, dans le crépuscule commençant, entre les amas de charbon, parmi le désordre plein de vie où des silhouettes de bateaux, des mâts, des grues, dans la fumée mêlée au ciel gris, se dressent, barrées par le bleu