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Page:Delarue Mardrus - L’Ex-voto, 1927.djvu/91

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toutes les forces qu’elle puisait dans cette odeur phosphorée de son estuaire natal, confusion d’éléments contradictoires, fleuve déjà mer, mer encore fleuve.

Elle regardait sans les voir les deux phares inégaux, la vieille lanterne du milieu, pendue à sa potence envasée, la grosse cloche de brume du bout de la grande jetée, sous laquelle elle s’était tant amusée à marée basse.

Des soucis de femme occupaient son esprit, effervescent comme celui de tous les gens des ports, qui vivent constamment énervés par l’air salin.

Augurant une possible résistance de son père à la décision qu’elle avait prise sans lui, rageusement elle lui préparait des arguments. Le mot de la région sonnait dans sa tête, comme une devise de conquérant : « J’céderai point ! » Et le riche dictionnaire de la poissonnerie, qu’elle possédait si parfaitement, lui fournissait à l’avance les plus péremptoires réponses.

Elle dressa tout à coup la tête. Les mouettes se dispersaient avec des cris. La première barque parut au loin, suivie des autres, vol de plus grandes mouettes, dont les calmes ailes de toile se gonflaient toutes dans le même sens.

À la fois oiseaux et poissons, elles s’avançaient sans heurt, selon un rythme identique. Elles revenaient de l’horizon, toutes blanches, et comme menées par des poètes. Mais leur blancheur, de près, se transformait vite, montrant ses salissures et ses rudesses ; et déjà les grosses voix qui parlaient à la barre faisaient s’envoler tous les rêves.

Penchée au-dessus de l’étroite échelle de fer encastrée dans la jetée, et qui plonge tout droit dans le bassin, Ludivine hélait déjà son père.

La barque venait d’accoster.

— Qui qu’tu fais là… cria Bucaille, surpris.

Elle répondit tranquillement :

— J’tespère !…