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Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/112

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choses légères, mais ils ont mûrement approfondi les choses graves. Avant eux, un historien ayant des prétentions au sérieux n’eût pas osé parler d’un menu ou d’une carte gravée pour une invitation à dîner, d’un échantillon de robe ou de la façon d’un meuble. Le règne de Louis XV était d’autant plus volontiers dédaigné qu’on le sentait difficilement saisissable et qu’il échappait à l’analyse. Il s’agissait, pour le pénétrer, de faire descendre l’histoire de ses préoccupations épiques pour l’introduire dans les couches profondes du peuple qui, dans tous les temps, a été inconsciemment l’artisan des destinées des nations. Dans les récits de Xénophon et de Tacite, aussi dans nos vieux annalistes, on ne lui accorde pas plus d’importance que n’en ont les comparses muets et sans noms qui servent de fonds aux tragédies. Voltaire avait entrevu ce que devait être l’histoire future quand il intitulait Essai sur les Mœurs la tentative d’histoire générale qu’il a du reste assez superficiellement traitée. Frappé par l’enseignement que fournissait l’Histoire de la France, Michelet comprit que les masses des peuples sont comme les flots de la mer. Les rois les domptent par moments, mais le dernier mot est toujours au nombre qui, pareil aux éléments, subit les lois invariables que Vico a été le premier à formuler dans Scienza nuova. La véritable histoire est donc à la base plus encore qu’au sommet et l’effort des historiens doit porter à éclairer ces ténèbres où des milliards d’individus se sont agités et sont morts, ne laissant après eux qu’une quantité incommensurable de témoins muets, infiniment plus difficiles à ressaisir, à déchiffrer et à coordonner que les vélins jaunis à onciales des anciennes chancelleries ou les inscriptions lapidaires dont le président de Brosses disait drôlement qu’elles font bavarder le marbre.