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Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/292

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du Japon. Le Japon a créé et vivifié le Bestiaire de l’hallucination. On croirait voir jaillir et s’élancer du cerveau de son art, comme de la caverne du cauchemar, un monde de démons-animaux, une création taillée dans la turgescence de la difformité, des bêtes ayant la torsion et la convulsion de racines de mandragore, l’excroissance des bois noués où le cinips a arrêté la sève, des bêtes de confusion et de bâtardise, mélangées de saurien et de mammifère, greffant le crapaud au lion, bouturant le sphinx au cerbère, des bêtes fourmillantes et larveuses, liquides et fluentes, vrillant leur chemin comme le ver de terre, des bêtes crêtées, à la crinière en broussaille, mâchant une boule, avec des yeux ronds au bout d’une tige, des bêtes de vision et d’épouvante, hérissées et menaçantes, flamboyantes dans l’horreur, — dragons et chimères des Apocalypses de là-bas qui semblent les hippogriffes de l’opium ! Nous, Européens et Français, nous ne sommes pas si riches d’invention. Notre art n’a qu’un monstre ; et c’est toujours ce monstre du récit de Théramène qui menace, dans les tableaux de M. Ingres, Angélique, avec sa langue en drap rouge. — Là-bas le monstre est partout. C’est le décor et presque le mobilier de la maison. Il est la jardinière et le brûle-parfum. Le potier, le bronzier, le dessinateur, le brodeur le sèment autour de la vie de chacun. Il grimace, les ongles en colère, jusque sur la robe de chaque saison. Pour ce monde de femmes pâles, aux paupières fardées, le monstre est l’image habituelle, familière, aimée, presque caressante, comme est, pour nous, la statuette d’art sur notre cheminée ; et qui sait si ce peuple artiste n’a pas là son idéal. »[1]

  1. Idées et Sensations, p. 15.