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Quoi qu’il en soit, parmi les éléments moraux qui soutenaient l’esprit des armées russes, la religion n’est devenue ni un stimulant d’héroïsme ni un modérateur des instincts brutaux qui ne tardèrent pas à se développer.

Dans l’ensemble de la vie nationale russe, le clergé est resté également à l’écart des évènéments, partageant ainsi le sort des classes sociales avec lesquelles il s’était lié : le clergé supérieur avec la bureaucratie dirigeante ; le clergé inférieur avec les intellectuels de classe moyenne.

Je ne puis juger du rôle actif de l’Église orthodoxe sous le joug bolcheviste. La vie de l’Église, dans la Russie Soviétique, demeure, pour le moment, cachée à nos yeux. Mais l’œuvre de la régénération morale s’étend, et le martyre de centaines et de milliers de serviteurs de l’Église remue, sans nul doute, la conscience assoupie du peuple et lui apparaît comme une légende vivante.

Le tsar ?

Je ne crois pas avoir besoin de démontrer que l’énorme majorité du commandement était parfaitement loyale vis-à-vis de l’idée monarchiste et de la personne de l’empereur. L’évolution ultérieure de certains chefs monarchistes eut pour cause soit des considérations de carrière, soit la pusillanimité, soit le désir de se maintenir au pouvoir, affublés d’un « masque », pour réaliser leurs projets. Parfois — le cas est rare — cette évolution s’explique par l’effondrement des anciens idéals, par un changement de conception ou par des considérations du bien de l’État. Ainsi, il serait naïf de croire aux assertions de Broussilov se déclarant « socialiste et républicain » dès sa prime jeunesse. Lui, cet homme élevé dans les traditions de la vieille garde impériale, familier de la Cour, foncièrement pénétré de ses conceptions, « grand seigneur » par ses goûts, ses habitudes, ses sympathies et son ambiance ! On ne peut, pendant toute une longue existence, mentir de la sorte à soi-même et aux autres.

Les officiers de carrière partageaient, dans leur majorité, les idées monarchistes et, quoi qu’il en fût, demeuraient loyaux.

Malgré cela, après la guerre russo-japonaise et à la suite de la première révolution (1905), le corps des officiers fut, on ne sait pourquoi, placé sous la surveillance spéciale du Département de la Police, et les commandants de régiment recevaient périodiquement des listes noires dont le tragique consistait en ce qu’il était presque inutile de contester les « suspicions » qui pesaient sur tel officier, et qu’on n’avait pas le droit de procéder soi-même à une enquête, fût-elle secrète. Personnellement, j’ai eu à poursuivre une longue lutte contre l’état-major de Kiev au sujet de deux nominations insignifiantes (aux postes de chef de compagnie et de chef de la compagnie des mitrailleurs) de deux officiers du 17e régiment d’Ar-