Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/222

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

tenaient quelques soldats prussiens… Le général prenant une jumelle de mes mains et s’avançant sur le parapet, se mit en devoir d’examiner le terrain de la prochaine rencontre avec l’ennemi. Lorsqu’on lui fit observer que les Prussiens pourraient bien tirer sur le commandant russe, il répondit :

— J’en serais fort heureux, — peut-être que cela, au moins, dégriserait les soldats russes et ferait cesser cette ignoble fraternisation.

Dans le secteur du régiment voisin « le commandant d’armée fut reçu par un air de marche d’un régiment de chasseurs allemands, vers l’orchestre duquel se dirigeaient déjà nos soldats — « fraternisateurs » —. « C’est une trahison », fit le général Kornilov et, sur ces mots, s’adressant à l’officier qui se tenait auprès de lui, il ordonna de faire savoir aux soldats des deux partis qui étaient en train de fraterniser, que si ce spectacle honteux ne cessait immédiatement, il ouvrirait la canonnade. Les Allemands, bien disciplinés, cessèrent de jouer — et, apparemment confus, se retirèrent vers leurs tranchées. Quant à nos soldats, oh, ils restèrent longtemps encore à discuter, se plaignant de ce que les commandants contre-révolutionnaires empiétaient sur leur liberté ».

En général, je ne suis pas accessible au sentiment de la vengeance. Mais je ne puis m’empêcher de regretter que le général Ludendorff ait quitté l’armée allemande avant qu’elle ne fût démoralisée et n’ait pas éprouvé, en contact immédiat avec ses troupes, les inexprimables souffrances morales que nous eûmes à supporter, nous autres commandants de l’armée russe.

En dehors de la fraternisation, les autorités militaires allemandes pratiquaient largement, dans des visées de provocation, l’envoi de parlementaires dans les rangs des armées russes ou, plus particulièrement, auprès des soldats. Ainsi, à la fin du mois d’avril, un officier allemand se présenta, à titre de parlementaire, sur le front de Dvinsk. Il ne fut pas reçu. Cependant, il eut le temps de jeter aux soldats les paroles suivantes : « Je suis venu auprès de vous avec des intentions pacifiques, ayant à transmettre des offres au gouvernement provisoire même ; mais vos chefs ne veulent pas de la paix. » Cette phrase se répandit instantanément et souleva le mécontentement parmi les soldats qui allèrent même jusqu’à la menace de quitter le front. Quand donc, quelques jours après, sur le même secteur on vit arriver de nouveaux parlementaires (un commandant de brigade, deux officiers et un clairon), on les conduisit auprès de l’état-major de la 5ème armée. Bien entendu, ils n’étaient porteurs d’aucun mandat et ne purent même indiquer clairement le but de leur visite, car « l’unique but de ces faux parlementaires était de prendre connaissance de la disposition de nos forces et de leur moral et par le faux semblant d’intentions pacifiques réduire nos troupes à l’inaction, favorable aux intérêts des Allemands, mais néfaste pour la Russie et pour sa liberté… »