Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/274

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les coutumes, les mœurs. Il existait incontestablement à l’armée, une certaine tendance à opprimer les Juifs. Mais ce n’était pas par système, sur un mot d’ordre d’en haut : cette tendance se manifestait spontanément chez le soldat, née de causes complexes, sans rapport avec la vie et les mœurs militaires ni avec les relations habituelles entre soldats.

En tout cas, la guerre renversa toutes les barrières, et la révolution supprima, par voie législative, toutes les restrictions confessionnelles et ethniques.

Quand le pouvoir commença à fléchir, les provinces limitrophes manifestèrent un incoercible élan « centrifuge » : on aspirait à nationaliser l’armée, c’est-à-dire à la démembrer. Ces aspirations, du reste, n’avaient pas leur source dans la conscience populaire, à cette époque du moins, elles étaient tout artificielles. (Je ne parle pas des organisations polonaises.) Ce qui justifiait alors cette nationalisation de l’armée, c’était l’ardent désir qu’éprouvaient les chefs de groupements nouveaux, issus de la conjoncture politique, d’appuyer solidement leurs revendications. C’était aussi, d’autre part, le sentiment de la conservation : les soldats virent, dans ces formations militaires que l’on créait et qui subsisteraient longtemps, un bon motif pour quitter la ligne du feu, temporairement ou pour toujours. On vit se réunir d’interminables congrès « nationaux » de soldats — sans l’autorisation du gouvernement ou du haut commandement. Tous les idiomes se firent entendre : les Lithuaniens, les Estoniens, les Géorgiens, les Blancs-Russiens, les Petits-Russiens, les Musulmans brûlaient d’exercer « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » qu’on avait proclamé. Leurs revendications allaient de l’autonomie nationale à l’indépendance absolue. Ils exigeaient la création immédiate de troupes détachées. En définitive, les résultats les plus importants — et les plus préjudiciables à la cohésion de l’armée — furent atteints par les Ukrainiens, par les Polonais et, partiellement, par les Transcaucasiens. On put couper court aux autres entreprises de ce genre. En octobre 1917, quand l’armée russe vivait ses dernières heures, le général Cherbatchov tenta, pour sauver le front roumain, de répartir ses hommes entre les diverses nationalités : cette expérience, faite sur une grande échelle, échoua complètement. Une seule race, je dois l’ajouter, ne réclama jamais la « libre disposition d’elle-même » touchant le service militaire — c’est la nation juive. Et chaque fois que quelqu’un proposa, pour apaiser les doléances des Israélites, de créer des régiments spécialement juifs, les milieux visés, soutenus par les groupes de gauche, firent entendre des protestations enflammées et crièrent à la provocation.

Le gouvernement s’opposa très nettement au démembrement de l’armée et à son fractionnement par nationalités. Kérensky expose sa manière de voir dans une lettre adressée au congrès polonais (le 1er juin 1917) : « L’émancipation de la Russie et de la Pologne,