Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/322

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meurtriers ? A-t-il envoyé une dépêche de condoléance à la famille du héros assassiné ?

On nous avait ôté tout pouvoir, toute autorité ; on avait fait du mot « chef » un vocable sans âme, sans vie — et, de nouveau, une dépêche, partie du Grand quartier général, est venue nous cravacher : « Les chefs qui hésiteront, dans la répression, à recourir aux armes, doivent être révoqués et cités devant les tribunaux ».

Non, Messieurs, ce n’est pas cette menace qui fera trembler les serviteurs désintéressés de la Patrie, toujours prêts à lui donner leur vie !

En résumé, les chefs supérieurs se groupent en trois catégories les uns, malgré les difficultés accablantes du service et de l’existence, sont courageusement décidés à remplir leur devoir jusqu’au bout, loyalement ; les autres laissent faire et suivent le courant ; les derniers agitent de toutes leurs forces le drapeau rouge et, héritant d’une coutume qui date de la domination tartare, rampent à plat ventre devant les nouveaux dieux de la révolution, comme ils avaient rampé devant les tsars.

Quant au corps des officiers… il m’est effroyablement pénible de traiter ce sujet de cauchemar. Je serai bref.

Sokolov, après avoir vu de près la vie militaire, s’est écrié — Je n’aurais jamais pensé que vos officiers fussent de pareils martyrs… Je m’incline devant eux.

Certes, au temps les plus sombres de l’autocratie, les « opritchniki ([1]) » du tsar et les gendarmes n’ont jamais fait subir à ceux qu’on jugeait criminels d’aussi terribles tortures morales, d’aussi injurieuses railleries que celles dont nos officiers, prêts à mourir pour la Patrie, sont les victimes de la part des masses incultes qu’excitent des misérables, la lie de la révolution.

On les insulte à tout moment. On les bat, oui, on les bat. Mais ils ne viennent pas se plaindre à vous. Ils ont honte, honte à en mourir. Dans un coin de sa cagna, plus d’un a soulagé son chagrin en versant des larmes, à la dérobée…

Beaucoup d’officiers — le fait n’a rien de surprenant — ne voient qu’une issue à leur situation, la mort au champ d’honneur. Ces quelques phrases, que je relève dans la relation d’un combat, ont un accent poignant d’héroïque sérénité et de souffrance caché :

« C’est en vain que les officiers, marchant devant les troupes, essayèrent de les enlever. À ce moment, au sommet de la redoute n° 3, un drapeau blanc fut hissé. Alors quinze officiers, suivis d’une poignée de soldats, s’élancèrent seuls, contre l’ennemi… On ignore ce qu’ils sont devenus…, on ne les a pas revus !… ([2])

Paix aux cendres de ces braves ! Que leur sang retombe sur leurs bourreaux, conscients et inconscients !

  1. Séides du tzar Ivan le Terrible.
  2. Relation du 38ème corps.