Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/360

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Impossible d’échapper à cette torture morale. Que disent-ils ? « Il voulait laisser passer l’ennemi… » « Il s’est vendu aux Allemands ». On indique le chiffre : « vingt mille roubles… » « Il voulait nous ôter la terre et la liberté » — voilà qui n’est pas de leur cru, cela vient du Comité. Commandant en chef, général, « barine » (seigneur ! ») — tout cela est bien d’eux. Il a bu notre pauvre sang ; il a fait le maître ; il nous a fait pourrir dans les prisons ! Mais nous sommes libres aujourd’hui ; à ton tour d’être derrière les barreaux… Il a fait le grand seigneur, il s’est promené en auto — à toi maintenant de tâter des lits de camp, fils de chien !… Tu n’en as plus pour longtemps… Nous n’attendrons pas que tu t’évades, nous t’étoufferons de nos mains… »

Ces soldats de l’arrière ne me connaissaient presque pas. Mais le pouvoir, qu’ils détestaient, l’inégalité des classes, qui les révoltait, les injustices qu’ils avaient subies, leurs malheurs, tout cela au cours de leur vie manquée, avait gonflé d’amertume leurs cœurs haineux — et cette amertume, maintenant, jaillissait les entraînant à des cruautés inouïes. La haine de la foule se manifestait d’autant plus violente que le grade de « l’ennemi du peuple » était plus élevé ; on était d’autant plus joyeux de le tenir dans ses mains, que la chute avait été de plus haut. Cependant, dans les coulisses de la scène populaire, les régisseurs se démenaient, échauffant les colères et les enthousiasmes des masses ; sans croire à la culpabilité de leurs personnages, ils permettaient parfois de les tuer, afin que le spectacle fût plus réaliste. Il leur fallait du sang, pour la gloire de leur dogmatisme de sectaires. Et tout cela s’appelait, d’ailleurs, dans le langage des partis politiques : « combinaisons tactiques ».

Je restais étendu — la tête sous ma capote, et je m’efforçais, sous l’avalanche des insultes, de m’expliquer le pourquoi de cette haine ?

Je repasse dans mon esprit les étapes de ma vie. Je revois mon père, soldat sévère au cœur excellent. Jusqu’à trente ans il avait été serf. Il passe à la conscription ; après vingt-deux ans d’un service pénible, sous Nicolas Ier, il parvient au grade d’aspirant. Quand il prend sa retraite, il est commandant. Je revois mon enfance, dure, sans joie. C’est la pauvreté — mon père touche une pension de quarante-cinq roubles par mois. Mort de mon père. La vie se fait plus dure encore : ma mère ne touche que vingt-cinq roubles par mois. Ma jeunesse se passe à m’instruire et à travailler pour me nourrir. J’entre à l’armée, engagé volontaire : je vis à la caserne, je mange à la gamelle. Me voici officier. Puis, c’est l’académie ; j’en sors par une promotion illégale. Je porte plainte à l’Empereur contre le tout puissant ministre de la guerre. On me renvoie à la deuxième brigade d’artillerie. Je lutte contre un groupe de vieux partisans du servage mécontents de tout : ils m’accusent de démagogie. Puis c’est l’état-major général. Je commande d’office