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Page:Desrosiers - Les Opiniâtres, 1941.djvu/19

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les opiniâtres

Voyage qui différait peu des autres cependant : vents favorables, vents contraires, avances et reculs, fuites devant des corsaires, grains, pluies, neige, beau temps, lames qui secouaient comme un tambour de basque le petit vaisseau solide, et enfin grosse tempête qui avait disloqué la mer pendant quinze jours et venait de s’amortir dans un calme plat.

Le soleil argenta le brouillard et le rendit translucide. L’équipage se mit alors au travail, rapiéçant les voiles, rectifiant les gaillards, curant et nettoyant à grande eau.

Pierre errait, désœuvré. Cette halte produisait sur lui des effets imprévus. Mer, liberté, nouveauté avaient agi comme de l’esprit de vin. Hier, Pierre était ivre ; il avait cessé de penser au passé, à l’avenir ; il avait ri, chanté, travaillé sous l’effet d’une griserie physique. Aujourd’hui, son effervescence s’affaissait. Il revenait à lui-même.

Alors Pierre de Rencontre scrutait cet horizon illimité, ces lointains de silence emplis de vide et de mystère.

— Que regardes-tu là-bas ? demanda Anne.

— La Nouvelle-France.

— Tu te moques : on ne voit rien.

Au départ, l’amertume du passé remplissait tellement son cerveau qu’il n’avait pas réfléchi à autre chose. Des notions sur le Canada, il en possédait comme tout bon Malouin. Depuis un siècle et plus des bâtiments glissaient hors du vieux port pour s’évanouir dans les brumes ; ils retournaient au bout de sept ou huit mois avec la description de mystérieuses « maladies de terre » ; ils rapportaient des cargaisons de poisson et de fourrures. Les équipages parlaient de froid, de neige, d’une âpre nature peuplée de Sauvages.

Pierre avait peu écouté son grand-père prodigue de renseignements. Et maintenant, faits, exagérations, légendes, s’amalgamaient pour former