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Page:Desrosiers - Les Opiniâtres, 1941.djvu/220

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les opiniâtres

vallées et plaines, pêche, chasse et pelleteries ; là gît non pas une province, ni un empire, mais un continent ; tout Français s’y taillerait un domaine et il resterait encore de l’étoffe ».

Pour des raisons nombreuses, l’imagination de la France lointaine n’avait pas encore embrassé cet ample spectacle.

Mais ici, pourtant, protégée par les avant-postes, la colonisation avait fleuri. De ce sommet s’entrevoyaient, sur les côtes de Beauport, de Beaupré et dans l’île d’Orléans, de nombreux et larges défrichés. Comme des grains de chapelet, des maisons se succédaient en bordure du bois, blanches sous le soleil. En cette limpidité de l’air, Pierre regardait des bœufs aller et venir dans les guérets. Les fermes s’agrandissaient comme auraient dû faire celles des Trois-Rivières et de Ville-Marie.

Pierre descendit à la Basse-Ville. Il causa avec de vieux mariniers qui flânaient.

— Nous attendons des troupes, dit l’un.

Pierre revint à l’hôpital. Il se pencha pour embrasser Ysabau.

— Écoute-moi bien, Pierre : cette fois, c’est vrai. On m’a donné des lettres à lire : plusieurs compagnies débarqueront ces jours-ci.

Pourquoi parlait-elle ainsi ? Elle devinait le découragement de Pierre, oui ; mais parfois, elle se sentait comme un cep dont on a coupé périodiquement les racines de surface : bien-être, douceur de l’existence, accomplissement des désirs ; mais qui, par contre, a dû enfoncer ses racines de fond, puiser les sucs les plus riches de la glèbe, et qui ne peut plus se déraciner. Ysabau n’avait jamais éprouvé d’indécision : elle mourrait dans l’âpre continent. Mais la démoralisation de Pierre pénétrait plus avant.

Soumis aux mêmes vents depuis trop longtemps, l’arbre demeurait penché.