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Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/11

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coups possibles. Éclairé par les rayons du soleil qui, frappant le châssis vitré, tombaient obliquement sur lui, M. Carker, partenaire un peu trop profond, adversaire beaucoup trop habile, jouait donc son jeu tout seul.

Quoiqu’on ne puisse pas dire précisément qu’il entre dans les instincts sauvages ou domestiques du chat de jouer aux cartes, M. Carker jouait pourtant, lui, et, certes, il tenait du chat des pieds à la tête, à le voir se réchauffer aux rayons brillants du soleil d’été, qui faisait de la table et du plancher comme un cadran solaire dont il était le chiffre unique. Ses cheveux et ses favoris, dont la couleur n’est jamais bien tranchée, semblent d’une teinte moins franche encore à la lumière éclatante du soleil ; ne dirait-on pas la fourrure d’un chat gris cendré ? voyez-vous ses grands ongles propres et effilés ; voyez-vous comme il a peur de se salir ; comme il s’arrête dans son travail pour guetter les atomes de poussière qui vont tomber sur lui ; comme il souffle délicatement sur sa main douce et blanche, sur son linge fin et lustré ! Regardez-le bien, ce M. Carker le gérant, aux manières insinuantes, aux dents acérées, aux pattes de velours, à l’œil pénétrant, à la langue mielleuse, au cœur dur, à l’habit propre, il est là à l’ouvrage, travaillant avec patience et avec constance, et comme alléché par une proie qu’il espère… Ne vous semble-t-il pas voir un chat aux aguets devant un trou de souris ?

Enfin toutes les lettres sont rangées ; une seule reste encore, mais il la réserve pour un examen tout particulier ; puis, ayant serré dans un tiroir la partie de la correspondance la plus confidentielle, M. Carker agite sa sonnette. Son frère se présente.

« Pourquoi est-ce vous qui venez, quand j’appelle ?

— Le domestique est sorti, et je suis le plus près de vous, répliqua humblement John Carker.

— Le plus près, murmura le gérant ; le bel honneur pour moi ! » Puis lui indiquant du doigt les paquets de lettres ouvertes, il se retourna dédaigneusement dans son fauteuil, et brisa le cachet de la seule lettre qui lui restait dans la main.

« Je suis fâché de vous déranger, James, dit le frère en ramassant les lettres, mais…

— Allons, vous avez encore quelque chose à me dire. Je le savais bien. Qu’est-ce encore ? »

M. Carker, le gérant, ne daigna ni lever les yeux, ni les diriger du côté de son frère ; il les tenait toujours fixés sur la lettre, sans l’ouvrir cependant.