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Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/195

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vaisseau Fils-et-Héritier du port de Londres, chargé pour la Barbade : il est certain qu’il a fait naufrage dans la dernière tempête et qu’il a péri corps et biens. »

Le capitaine, en cela semblable à tous les hommes, avait conservé jusque-là, au fond de son cœur, plus d’espérance qu’il ne le croyait : cette nouvelle lui porta le dernier coup. Pendant la lecture de l’article du journal, et encore une ou deux minutes après, comme s’il était plongé dans un sommeil léthargique, il regardait fixement le timide M. Toots : puis, tout d’un coup il se lève, met son chapeau de toile cirée, qu’il avait déposé sur la table en l’honneur de l’étranger, et lui tournant le dos, il penche tristement la tête sur le marbre de la cheminée.

« Oh ! parole d’honneur, s’écria M. Toots, dont le cœur tendre fut vivement touché par la douleur du capitaine, c’est une bien triste chose que ce monde-ci : ou l’on y meurt ou l’on y est malheureux. Là, vraiment, je n’aurais jamais désiré entrer en possession de ma fortune, si j’avais su cela. Je n’ai jamais vu de monde pareil. C’est bien pis que chez les Blimber. »

Le capitaine Cuttle, sans changer de position, fit signe à M. Toots de ne pas faire attention à lui et se retourna vers la cheminée, son chapeau de toile cirée en arrière sur les oreilles, passant sa main sur son visage hâlé.

« Walter, mon cher garçon, dit le capitaine, adieu ! Walter, mon cher enfant, mon garçon, mon camarade, je t’aimais. Ce n’était ni ma chair ni mon sang, ajouta-t-il en regardant le feu. Je n’ai pas d’enfant, et pourtant, en perdant Walter j’éprouve quelque chose de ce qu’éprouve un père en perdant son fils. Pourquoi cela ? parce que c’est une perte qui en vaut douze. Qu’est devenu maintenant ce jeune écolier au teint vermeil et à la chevelure bouclée, qui venait toutes les semaines dans cette salle à manger, toujours gai comme un pinson ? Mort avec Walter. Qu’est devenu ce jeune et frais gaillard que rien ne pouvait fatiguer ni abattre, et qui devenait rouge comme un coq, quand nous le plaisantions sur les Délices du cœur, que c’était plaisir à le voir ? Qu’est-il devenu ? mort avec Walter. Qu’est devenu ce noble cœur qui ne pouvait pas voir le vieillard soucieux une seule minute sans s’inquiéter de lui-même ? Mort avec Walter. Oui, il n’y avait pas seulement un Walter ; il y en avait douze, que je connaissais, que j’aimais, qui tous les douze m’ont dit adieu au moment de son départ. Hélas ! j’en pleure douze maintenant dans un même tombeau. »