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Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/96

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signe au major et de lui laisser croire ou qu’on ne l’avait pas entendu ou qu’on ne s’occupait pas de lui.

Le major reprit le chemin de l’hôtel ; il faisait une chaleur étouffante : aussi ordonna-t-il au nègre de passer devant lui avec son petit bagage de campagne pour profiter de l’ombre de ce prince expatrié, tout en se disant en lui-même, à la suite de cette scène : « De supposer qu’elle ait changé d’avis, qu’elle se soit ravisée, et ainsi de suite, monsieur, Joseph Bagstock n’est pas si bête. Le piège est trop grossier, monsieur. Cela ne peut pas prendre ; mais qu’il y ait entre elles quelque castille, ou, comme dit la vieille, un gouffre qui les sépare ! à la bonne heure ! sacrebleu ! c’est possible, monsieur, et c’est assez drôle ! Eh bien ! monsieur, Edith Granger et Dombey sont bien assortis ; qu’ils s’arrangent ensemble ; Bagstock sera du parti du plus fort. »

Le major, dans l’entraînement de son monologue, prononça ces derniers mots si haut, que le malheureux nègre, s’arrêtant court, se retourna, croyant que c’était à lui personnellement qu’on s’adressait. Irrité au dernier point par cet acte d’insubordination, le major, qui cependant était en belle humeur, lui poussa sa canne dans les reins et continua à l’émoustiller de la sorte, à de courts intervalles, jusqu’à l’hôtel.

L’exaspération du major alla toujours en augmentant : pendant qu’il faisait sa toilette pour le dîner, le malheureux nègre reçut une grêle de projectiles de toutes espèces, depuis la botte jusqu’à la brosse à cheveux inclusivement. C’est que le major se piquait d’avoir un nègre habile à la manœuvre et parfaitement discipliné. À la moindre infraction, il s’éreintait à le corriger. De plus, il maintenait le nègre auprès de sa personne comme un antiphlogistique de sa goutte et de toutes les autres tortures physiques et morales auxquelles il était en proie. Somme toute, le nègre ne volait pas ce qu’il gagnait, car ce qu’il gagnait d’ailleurs n’était pas lourd…

À la fin, le major, après avoir disposé de tous les projectiles qu’il avait sous la main et apostrophé le nègre de tant d’épithètes, qu’il avait lieu de s’étonner lui-même de la richesse de la langue anglaise, se laissa nouer sa cravate lorsqu’il fut habillé ; se trouvant, après cet exercice, en veine d’esprit, il descendit l’escalier pour mettre en train Dombey et son bras droit.

Dombey n’était pas encore dans la salle, mais son bras