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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/23

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  l’ami commun. 23

« Vous m’avez fait l’honneur, dit-il, de proférer mon nom ?

— Je n’ai fait que le répéter.

— Vous ne connaissez pas Londres, monsieur ?

— Nullement.

— Et vous cherchez mister Harmon ?

— Non, monsieur.

— Dès lors, je peux vous dire que votre démarche est inutile ; vous n’avez pas à craindre ce que vous paraissez redouter ; cependant s’il vous plaisait de venir avec nous ? »

L’étranger accepta.

Quelques détours au milieu de ruelles fangeuses, dont la boue avait pu être déposée par la dernière marée, ainsi qu’en témoignait l’odeur, les conduisirent à la station de police. Ils y trouvèrent l’inspecteur de nuit, armé d’une plume et d’une règle, et mettant ses livres au courant avec autant de calme que s’il avait été au fond d’un monastère, autant de sang-froid que s’il n’y avait pas eu, dans la pièce voisine, une femme ivre dont les hurlements et les coups lui retentissaient dans l’oreille.

L’inspecteur relève les yeux ; et de l’air d’un érudit absorbé par ses études, il adresse à Gaffer un signe de tête qui dit évidemment : « Nous vous connaissons, vous ! un jour ou l’autre vous comblerez la mesure. » Puis il informe les gentlemen qu’il est à eux sur-le-champ ; il continue de rayer sa page, écrit ce qu’il a à écrire, et le fait avec soin et méthode. Il s’agirait de l’enluminure d’un missel qu’il n’y mettrait pas plus de patience. La femme ivre crie et frappe toujours, réclamant avec rage le foie d’une autre femme ; l’inspecteur ne paraît même pas l’entendre.

Il demande enfin une lanterne. L’objet lui est présenté avec déférence par un satellite obéissant. Il prend un trousseau de clefs ; puis regardant les visiteurs : « Maintenant, messieurs… » Et les gentlemen l’accompagnent.

Il traverse la cour, ouvre une caverne glaciale où il entre suivi des autres, qui en sortent précipitamment.

« Guère plus décomposé que lady Tippins, dit tout bas Eugène à Lightwood. »

Ils reviennent au bureau, où les cris et les coups de la furibonde retentissent toujours ; et où l’inspecteur, paisible abbé de ce monastère, leur fait tranquillement le résumé de la cause : « Rien n’indique la manière dont le fait a dû se produire ; il arrive souvent de n’avoir à ce sujet aucune indication. Trop tard pour qu’on puisse dire avec certitude si les meurtrissures ont eu lieu avant ou après la mort. Un célèbre chirurgien affirme que c’est avant ; un confrère, non moins célèbre, affirme que