Aller au contenu

Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/351

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ne pas dire Je, et que je n’étais pour rien dans tout cela. Je ne me connaissais plus et n’avais aucun souvenir de moi-même.

« Ce ne fut qu’après avoir glissé dans quelque chose, qui me fit l’effet d’être un tuyau, entendu un bruit de tonnerre accompagné de craquements et de pétillements, comme dans un incendie, que la conscience de ma personnalité me revint. « C’est John Harmon qui se noie ! Courage, John Harmon invoque le ciel, et tâche de te sauver. » Je pense avoir crié cela dans mon agonie. Puis il se passa quelque chose d’inexprimable ; mon horrible pesanteur se dissipe, et je sentis que c’était moi qui me débattais dans l’eau, où je me trouvais seul. J’étais faible, oppressé, engourdi, emporté par la marée qui m’entraînait rapidement. Sur les deux rives s’enfuyaient les lumières, comme si elles avaient eu hâte de s’éloigner pour me laisser périr dans l’ombre. La marée descendait ; mais je ne connaissais plus le cours de la rivière. À la fin, me guidant avec l’aide du ciel vers une rangée de bateaux qui se trouvaient le long d’une jetée, je me cramponnai à l’un d’eux. Je fus aspiré sous la quille, et remontant de l’autre côté, j’arrivai mourant sur la rive.

« Étais-je resté longtemps dans l’eau ? Je ne saurais le dire ; assez cependant pour être gelé jusqu’au cœur. Le froid néanmoins me fut favorable, car ce fut l’air glacé de la nuit, joint à une pluie torrentielle, qui me rappela à moi-même. La chaussée dépendait d’une taverne où j’arrivai en rampant. Les gens de la maison supposèrent que, dans mon ivresse, j’étais tombé sur la pierre où ils m’avaient trouvé ; car je ne pouvais rien dire ; mes pensées étaient confuses, et le poison que j’avais pris m’avait presque enlevé la parole. Comme il faisait nuit et qu’il pleuvait encore, je pensais toujours être au soir où j’avais accompagné Radfoot ; mais nous étions au lendemain ; il y avait dans ma vie une lacune de vingt-quatre heures.

« Je dois être resté deux jours dans cette taverne ; j’en ai souvent fait le compte. Oui, deux jours pleins. C’est pendant ce temps-là qu’il me vint à l’esprit de faire servir à mes projets l’événement auquel je venais d’échapper. L’effroi que j’éprouvais d’un mariage forcé, la crainte de perpétuer le misérable sort de la fortune de mon père, de cet argent qui paraissait être destiné à ne produire que le mal, agissaient fortement sur mon esprit, rendu craintif par l’oppression qui pesa sur mon enfance. Je ne m’expliquais pas alors comment je me trouvais sur la rive opposée à celle de Limehouse ; aujourd’hui je ne le comprends pas davantage. Mais pourquoi sortir de la question ?

« Je n’aurais pas pu exécuter mon projet sans les valeurs que je portais autour du corps dans une ceinture imperméable :