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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/46

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46 l’ami commun.  

— Par accident, répondit l’invalide, qui reçut aigrement cette personnalité.

— Cela vous plaît-il d’avoir une jambe de bois ?

— Oui ; je n’y ai pas encore eu trop chaud, répliqua Silas, exaspéré par cette question bizarre.

— Pas encore eu trop chaud ! répéta le bonhomme à son gourdin, qu’il pressa contre son cœur. Pas encore… Ah ! ah ! ah !… pas encore eu trop chaud ! Connaissez-vous le nom de Boffin ?

— Non, répondit Wegg, avec une raideur croissante.

— Vous plaît-il ?

— Non, continua mister Wegg, approchant du désespoir.

— Et pourquoi ne l’aimez-vous pas ?

— Je n’en sais rien, dit Wegg, arrivant à la frénésie ; mais je ne l’aime pas du tout.

— Eh bien ! reprit l’inconnu en souriant, je vais vous dire quelque chose qui vous en donnera du regret : Boffin est mon nom.

— Je ne peux pas l’empêcher, répliqua Wegg, dont la mauvaise humeur impliquait cette addition blessante : et je le pourrais, que je ne m’en soucierais pas.

— Voyons, reprit l’autre, qui souriait toujours ; vous avez encore une chance : aimez-vous Nicodème ? Réfléchissez, ne vous pressez pas ; Nicodème, Nick ou Noddy ?

— Ce n’est pas un nom, monsieur, dit Wegg, en s’asseyant d’un air résigné, où la franchise s’alliait à la mélancolie, ce n’est pas un nom que je voudrais me voir donner par aucune des personnes que je respecte ; mais il y a des gens qui n’y trouvent point à redire ; j’ignore pourquoi, répondit-il d’avance.

— Nicodème, reprit le bonhomme, c’est comme cela qu’on m’appelle ; Nicodème, Nick, ou Noddy Boffin. Et vous, comment vous appelle-t-on ?

— Silas Wegg, répondit le commissionnaire ; et, pour se prémunir contre une nouvelle question, il ajouta : Je n’ai jamais su pourquoi on me nommait Silas, et pas davantage pourquoi on m’appelait Wegg.

— Eh bien ! Silas, reprit Boffin en serrant son gourdin de plus en plus fort, j’ai une proposition à vous faire. Vous rappelez-vous la première fois que [je] vous ai vu ? »

Silas Wegg arrêta sur le brave homme un regard méditatif, et sa nature ligneuse s’amollit en pressentant quelque bénef.

« Laissez-moi réfléchir, dit-il. Je n’en suis pas bien sûr ; et pourtant rien ne m’échappe. N’était-ce pas un lundi matin ? Au moment où le garçon boucher, qui venait prendre les ordres de