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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/111

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L’AMI COMMUN.

— Je fais enlever les monticules. »

Les deux amis eurent besoin d’un tel effort pour ne pas se regarder qu’ils auraient pu bayer l’un à l’autre sans plus d’inconvénient. « Vous vous en séparez, monsieur ? dit l’homme de lettres.

— Oui, c’est chose décidée ; on peut regarder le mien comme déjà parti.

— N’est-ce pas celui qui a une perche, monsieur ?

— Justement, répondit Boffin en se frottant l’oreille comme il faisait jadis ; mais avec un air de ruse qu’il n’avait pas autrefois. Il a trouvé chaland ; demain on commence à l’enlever.

— Quand vous êtes sorti tout à l’heure, demanda Silas avec enjouement, était-ce pour faire vos adieux à ce vieil ami ?

— Non, répondit mister Boffin, quelle diable d’idée avez-vous là ? » Il proféra ces mots avec tant de rudesse que mister Wegg, qui peu à peu s’était rapproché de lui, et s’apprêtait à explorer l’extérieur des poches avec le dos de sa main, fit deux pas en arrière.

« Je ne voulais pas vous offenser, dit-il humblement. »

Mister Boffin le regarda comme un chien en regarderait un autre qui voudrait lui enlever l’os qu’il ronge, et il ne répondit que par un grognement sourd aux excuses de maître Wegg. Les mains derrière le dos, il suivit d’un œil soupçonneux les mouvements de son lecteur ; puis tout à coup rompant le silence : « Bonsoir, dit-il d’un ton bourru. Je connais le chemin ; restez là ; je n’ai pas besoin de lumière. »

Toutes ces histoires d’avares, de cachettes et de trésors, la scène du monticule, peut-être la manière dont il en était descendu, et qui avait fait affluer à la tête son sang vicieux, avait tellement surexcité la cupidité de Silas qu’au moment où la porte se referma sur le boueur, Wegg s’élança vers elle, en entraînant Vénus.

« Ne le laissons pas partir, s’écria-t-il ; courons vite ! il emporte cette bouteille ; il faut absolument l’avoir !

— Vous n’entendez pas la lui prendre ? dit l’autre en le retenant.

— Mais si ! mais si ! il faut que nous l’ayons. Auriez-vous peur de lui, poltron que vous êtes ?

— J’ai assez peur de vous pour ne pas vous lâcher, répondit Vénus qui le tenait à bras-le-corps.

— Vous n’avez donc pas entendu ! s’écria Wegg ; il va faire enlever les monticules, détruire nos espérances, chien que vous êtes ! On commence demain ! Tout sera remué de fond en comble ; nous perdrons tout. Lâchez-moi donc ! Si vous ne savez pas défendre vos droits, moi j’en aurai le courage. »