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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/158

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L’AMI COMMUN.

sortir par tous les pores, chaque fois que nous nous croisons. Cette agréable occupation a été mon unique plaisir depuis cette déconvenue qu’il est inutile de rappeler. J’y trouve une satisfaction réelle ; cela me soulage. Voici comment la chose se passe : je sors après la chute du jour, et m’en vais en flânant. Au bout de quelques minutes je m’arrête devant un magasin, et je jette çà et là un regard furtif, pour voir si le maître d’école n’apparaît pas. Tôt ou tard je l’aperçois au guet ; quelquefois avec son élève ; mais le plus souvent il est seul. Quand je suis bien sûr qu’il m’a vu, je pars et l’entraîne dans tous les quartiers de Londres. Un soir je me dirige vers l’orient, le lendemain vers le nord ; et à la fin de la semaine nous avons fait le tour du compas. Quelquefois je vais en voiture, et draine ainsi les poches de mon pédant, que je force à prendre des cabs. Je cherche dans la journée les endroits les plus cachés de la ville ; j’en étudie les détours. Le soir, je me dirige vers ces lieux, en affichant un mystère vénitien ; je m’y introduis par des cours ténébreuses, où j’attire mon pédagogue, et me retournant tout à coup, je le surprends avant qu’il ait pu s’éloigner. Je passe à côté de lui, sans paraître me douter qu’il existe, et il subit d’horribles tourments. Ou bien encore je prends une petite rue, je la descends d’un pas rapide, je tourne le coin ; il me perd de vue ; je fais volte-face, et le vois accourir à toute vapeur. Je repasse auprès de lui, comme s’il n’était pas là, et il resubit d’affreuses tortures. Chaque soir il éprouve une déception poignante ; mais l’espérance est vivace dans les poitrines scholastiques ; et il me suit le lendemain avec une nouvelle ardeur. Je jouis ainsi des plaisirs de la chasse ; et me trouve à merveille de cet exercice salutaire. Quand je ne me donne pas cette récréation, le maître d’école fait le pied de grue toute la nuit à la porte du Temple.

— Singulière histoire ! dit Mortimer qui avait écouté ce récit avec une sérieuse attention. Je n’aime pas cela, ajouta-t-il après une pause.

— Tu arrives à l’hypocondrie, mon bon ; tu es trop sédentaire, dit Wrayburn ; viens à la chasse avec moi.

— Crois-tu donc qu’il est au guet.

— Cela ne fait pas le moindre doute.

— Est-ce que tu l’as vu ce soir.

— J’ai oublié d’y regarder, répondit Eugène avec la plus parfaite indifférence ; mais je suis sûr qu’il est là. Voyons, Mortimer ; un tour de chasse ; cela te fera du bien. »

Lightwood hésita, puis la curiosité l’emportant, il finit par se lever.