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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/203

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L’AMI COMMUN.

l’avoue sans crainte. Quel que soit l’endroit où je me rende en partant de cette maison, la vie sera pour moi décolorée et sans but, puisque je l’aurai quittée.

— C’est-à-dire quitté la dot : livres, schellings et pence, ajouta mister Boffin en clignant de nouveau les yeux.

— Que nulle pensée cupide ne se mêle dans mon esprit à celle de miss Wilfer, poursuivit Rokesmith, cela n’a rien de méritoire, puisque tous les trésors que je pourrais imaginer seraient sans valeur auprès d’elle. Qu’elle fût riche et du rang le plus élevé, cela n’aurait d’autre importance à mes yeux que d’augmenter la distance qui nous sépare, et je n’en serais que plus désespéré. Qu’elle puisse d’un mot vous dépouiller de votre fortune et se l’approprier, mister Boffin, pour moi elle n’en vaudra pas davantage.

— Qu’en penses-tu, la vieille ? demanda le boueur d’une voix railleuse en se tournant vers sa femme ; crois-tu encore qu’il ne se moque pas de la vérité ? Tais-toi, ma chère ; tu n’as pas besoin de parler ; mais tu as le droit de penser en toi-même. Quant à me dépouiller de mon avoir, je te garantis que si la chose était possible, il le ferait bien tout seul.

— Non, monsieur, » répondit Rokesmith en le regardant en face.

Mister Boffin se mit à rire. « Ah ! bah ! rien de tel que ces gens-là pour faire un bon coup, lorsqu’ils en ont le moyen.

— Je n’ai pas tout dit, reprit Rokesmith d’un ton grave. L’intérêt que m’inspire miss Wilfer a commencé dès notre première rencontre ; je dirai mieux, je ne l’avais jamais vue, qu’elle m’occupait déjà. Elle l’a toujours ignoré ; mais c’est là ce qui m’a fait rechercher mister Boffin et entrer à son service. Si j’en parle c’est pour me justifier de l’odieux calcul dont on m’accusait tout à l’heure.

— Un fameux chien ! dit mister Boffin d’un air capable ; il a encore plus de nez que je ne croyais. A-t-il préparé ça de loin, et bien conduit la chasse ! Il cherche d’abord à me connaître, puis à connaître ma fortune, puis cette jeune lady, puis la part qu’elle avait dans le testament. Il rassemble tout cela, et se dit en lui-même, je vas me faufiler chez Boffin, entortiller miss Wilfer, les attacher avec la même corde, et mener mes cochons à la foire ; je l’entends d’ici. Mais, Dieu me bénisse ! il n’avait pas affaire aux gens qu’il supposait. C’est à nous deux, ma Bella, puis à Dancer, à Hopkins, à Elwes, à Jones, à tous les autres qu’il s’adressait, et il a été battu. Il croyait nous faire sortir l’argent de la poche, et c’est lui qu’on fait sortir. »

Bella ne répondit rien ; pas un mot, pas un geste. Assise de