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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/208

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L’AMI COMMUN.

autrement précieuse que la vôtre, fût-il un simple balayeur, et vous en équipage d’or massif, l’éclaboussant de vos roues brillantes.

— Voilà qui est bon ! s’écria le boueur doré en ouvrant de grands yeux.

— Chaque fois, poursuivit-elle, que vous pensiez vous mettre au-dessus de lui, je vous voyais sous ses pieds ; pour moi il était le maître, vous étiez l’inférieur. À partir du jour où vous l’avez traité indignement, j’ai été pour lui contre vous ; je l’ai aimé, et je m’en vante. »

Ce violent aveu fut suivi d’une réaction non moins vive. Elle posa la tête sur le dos de sa chaise, et sanglota longuement.

« Voyons, dit mister Boffin dès qu’il put rompre le silence, écoutez-moi. Je ne suis pas fâché, Bella…

— Je le suis, répondit-elle.

— Je suis pas fâché, reprit le vieux boueur ; je ne demande qu’à oublier tout cela. Il n’en sera plus question ; voilà qui est entendu ; vous resterez ici.

— Rester ! s’écria-t-elle en se levant ; rester ici ! l’idée seule m’en est odieuse. Je m’en vais, et pour toujours.

— Pas d’enfantillage, répliqua Noddy avec bonté ; ce serait une faute irréparable ; songez-y, ne le faites pas ; vous le regretteriez plus tard.

— Jamais, dit-elle ; je me mépriserais à toute heure, si je restais chez vous après ce qui est arrivé.

— Sachez au moins ce que vous allez faire, Bella ; regardez avant de sauter. Restez avec nous, et tout ira bien ; quittez la maison, vous n’y rentrerez plus.

— C’est bien ainsi que je l’entends.

— N’espérez pas, si vous partez de cette façon-là, poursuivit mister Boffin, que je vous assurerai la dot que vous deviez avoir ; vous n’aurez rien, Bella ; faites-y bien attention, pas un farthing.

— Que je n’espère pas ? reprit-elle avec hauteur ; pensez-vous donc, que s’il vous plaisait de m’en offrir, il y aurait un pouvoir au monde qui me ferait accepter votre argent ? »

Mais il fallait se séparer de missis Boffin, et l’impressionnable créature s’affaissa de nouveau sous le poids de son émotion. À genoux devant cette excellente amie, la pressant dans ses bras, se berçant sur elle, pleurant et sanglotant : « Chère, bien chère, vous la meilleure, la plus aimée des femmes, je n’aurai jamais assez de tendresse et de reconnaissance pour vous. Je ne vous oublierai jamais, croyez-le bien. Si je dois vieillir au point d’être aveugle et sourde, je vous verrai, je vous entendrai en esprit, et je vous bénirai jusqu’à mon dernier jour. »