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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/239

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L’AMI COMMUN.

— Oui, » répondit Bradley.

Riderhood ayant fait un signe de tête, le faux batelier continua sa route d’un pas rapide, marchant sur l’herbe qui bordait le sentier de halage, et serrant la haie d’aussi près que possible.

De l’endroit où les deux hommes s’étaient séparés, on découvrait la rivière sur une grande étendue. Un étranger aurait pu croire que, çà et là, sur la ligne que décrivait la haie, quelqu’un guettait le batelier, et l’attendait pour revenir avec lui. Tout d’abord Headstone l’avait cru lui-même, avant que ses yeux fussent habitués aux poteaux, qui, décorés des armes de la Cité de Londres, portent la dague avec laquelle fut tué Wat Tyler.

Pour Riderhood, il n’y avait pas de différence entre cette dague historique et toutes les autres. Pour Bradley, qui aurait pu réciter sans manquer un mot tout ce qui concernait Wat Tyler, y compris Walworth et le roi, tous les instruments de mort n’avaient ce soir-là qu’un seul objet au monde. Ainsi Riderhood qui le regardait s’éloigner, et Bradley, qui, les yeux fixés sur le canot d’Eugène, posait, en passant, une main furtive sur les dagues des écussons, Riderhood et lui étaient à peu près au même niveau.

Poursuivant sa course, la petite barque filait sous les arbres qui surplombaient la rivière, et glissait sur leur ombre paisible, entraînant derrière elle le batelier, qui, de l’autre côté du fleuve, marchait toujours sans s’écarter de la haie. Des points d’une lumière étincelante montraient à Riderhood où le canotier plongeait ses rames. Le soleil descendit à l’horizon ; le paysage fut enveloppé d’une teinte rouge ; puis cette couleur parut s’effacer de la terre, et se diriger vers le ciel, où, dit-on, monte le sang criminellement versé.

Tout en regagnant son écluse, Riderhood était pensif, et méditait aussi profondément qu’un homme de sa trempe était capable de le faire. « Pourquoi qu’il a copié mes habits ? se demandait-il ; j’y comprends rien. Il aurait pu avoir l’air de c’qu’il voulait paraît’ sans s’habiller comme moi. »

De temps à autre, une idée confuse surgissait dans son esprit, comme il arrive à ces épaves que charrie la rivière, et qui, à demi flottant, à demi enfonçant, paraissent et disparaissent tour à tour. L’idée finit cependant par être saisissable, et Riderhood se posa cette question. « C’est-i’ un hasard ? » Puis, il se dit qu’il fallait arriver à le savoir ; et il chercha quelque ruse qui lui en fournît le moyen.

Rentré dans sa loge, il prit le coffre où étaient ses vêtements, il le porta dehors ; et s’asseyant sur l’herbe, à la clarté grisâtre