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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/287

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L’AMI COMMUN.

thie pour des habitudes licencieuses. De l’intérieur de la buvette s’échappait le raclement d’un misérable violon, raclement si affreux qu’un long chien maigre, à l’oreille plus délicate que les autres, ne pouvait s’empêcher de temps en temps de quitter ses camarades, de tourner le coin, et de hurler à cette ignoble musique. Mais, bien qu’il en souffrît évidemment, il revenait au cabaret avec la persistance d’un buveur de profession.

Il y avait en outre, dans le village, une espèce de petite foire, quelque chose d’abominable. Du pain d’épice aux abois, qui avait couru tout le pays sans parvenir à se placer, et qui s’était couvert la tête de poussière en signe de mortification, faisait un nouvel appel au public du fond d’un appentis boiteux. Une optique, ayant débuté par la bataille de Waterloo, et qui depuis lors servait toujours pour le dernier combat, moyennant un simple changement au nez du duc de Wellington, s’adressait aux amateurs d’histoire pittoresque. Une femme d’une circonférence de plusieurs mètres, associée à un cochon savant, et peinte avec la robe décolletée que, suivant l’affiche, elle portait lors de sa présentation à la cour, se montrait de grandeur naturelle sur une toile flottante. Spectacle vicieux, comme l’est toujours celui que rencontre, sur cette terre anglaise, tout pauvre besoin de distraction émanant des fendeurs de bois ou des puiseurs d’eau. Et c’est dans l’ordre, ces gens-là ne doivent pas varier les rhumatismes avec le plaisir ; ils peuvent s’en distraire par la fièvre, ou par autant d’espèces rhumatismales qu’ils ont de jointures ; mais non pas en s’amusant comme ils l’entendent ; c’est positif.

Les différents bruits de ce lieu de dépravation flottaient dans l’air ; ils arrivaient au loin par bouffées adoucies, et rendaient la soirée plus paisible, en en faisant ressortir le calme. C’était du moins l’impression qu’en ressentait Eugène Wrayburn, qui, les mains derrière le dos, côtoyait la rivière. Il marchait lentement, d’un pas mesuré, et de l’air préoccupé d’un homme qui attend quelqu’un : allant d’une oseraie à un endroit où se voyaient quelques nénuphars ; s’arrêtant à chacune de ces limites pour regarder au loin, et toujours dans la même direction. « Quelle tranquillité ! » murmura-t-il. Des moutons paissaient au bord de l’eau. Eugène pensa qu’il n’avait jamais entendu, ou remarqué jusqu’ici le bruit particulier que font ces animaux en broutant l’herbe ; il s’arrêta nonchalamment, et les regarda d’un air rêveur. «  Je vous crois peu d’intelligence, dit-il ; mais si vous en avez assez pour vivre à peu près satisfaits, vous avez sur moi une grande supériorité. » Un frôlement derrière la haie voisine attira son attention. « Qui cela peut-il être ? » se demanda-t-il, en se dirigeant vers la porte à claire-voie qui s’ouvrait dans cette haie.