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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/100

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L’amour des intérêts privés peut donc être bon ou mauvais : si cette passion est trop vive, et telle, par exemple, qu’un attachement à la vie qui nous rendrait incapables d’un acte généreux, elle est vicieuse, et conséquemment la créature qu’elle dirige est mal dirigée, et plus ou moins mauvaise. Celui donc à qui, par un désir excessif de vivre, il arriverait de faire quelque bien, ne mérite non plus par le bien qu’il fait, qu’un avocat qui n’a que son salaire en vue, lors même qu’il défend la cause de l’innocence, ou qu’un soldat qui, dans la guerre la plus juste, ne combat que parce qu’il reçoit la paye.

Quelque avantage que l’on ait procuré à la société, le motif seul fait le mérite. Illustrez-vous par de grandes actions tant qu’il vous plaira, vous serez vicieux tant que vous n’agirez que par des principes intéressés : vous poursuivez votre bien particulier avec toute la modération possible, à la bonne heure ; mais vous n’aviez point d’autre motif en rendant à votre espèce ce que vous lui deviez par inclination naturelle ; vous n’êtes pas vertueux.

En effet, quels que soient les secours étrangers qui vous ont incliné vers le bien, quoi que ce soit qui vous ait prêté main-forte contre vos inclinations perverses, tant que vous conserverez le même caractère, je ne verrai point en vous de bonté : vous ne serez bon que quand vous ferez le bien d’affection et de cœur.

Si, par hasard, quelqu’une de ces créatures douces, privées et amies de l’homme, développant un caractère contraire à sa constitution naturelle, devenait sauvage et cruelle, on ne manquerait pas d’être frappé de ce phénomène, et de se récrier sur sa dépravation. Supposons maintenant que le temps et des soins la dépouillassent de cette férocité accidentelle, et la ramenassent à la douceur de celles de son espèce ; on dirait que cette créature s’est rétablie dans son état naturel ; mais si la guérison n’est que simulée, si l’animal hypocrite revient à sa méchanceté sitôt que la crainte de son geôlier l’abandonne, direz-vous que la douceur est son vrai caractère, son caractère actuel ? Non, sans doute. Le tempérament est tel qu’il était, et l’animal est toujours méchant.

Donc la bonté ou la méchanceté animale[1] de la créature a sa

  1. Il y a trois espèces de bonté. Une bonté d’être ; c’est une certaine conve-