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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/152

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premier a fait entreprendre des travaux incroyables, et braver la mort même, sans autre intérêt que celui de l’objet aimé, sans aucune vue de récompense ; car où serait le fondement de cet espoir ? En ce monde ! la mort finit tout. Dans l’autre vie ? je ne connais point de législateur qui ait ouvert le ciel aux héros amoureux, et destiné des récompenses à leurs glorieux travaux.

Les satisfactions intellectuelles qui naissent des affections sociales sont donc supérieures aux plaisirs corporels. Mais ce n’est pas tout, elles sont encore indépendantes de la santé, de l’aisance, de la gaieté et de tous les avantages de la fortune et de la prospérité. Si dans les périls, les craintes, les chagrins, les pertes et les infirmités, on conserve les affections sociales, le bonheur est en sûreté. Les coups qui frappent la vertu ne détruisent point le contentement qui l’accompagne. Je dis plus : c’est une beauté qui a quelque chose de plus doux et de plus touchant dans la tristesse et dans les larmes, qu’au milieu des plaisirs. Sa mélancolie a des charmes particuliers : ce n’est pas dans l’adversité qu’elle s’abandonne à ces épanchements si tendres et si consolants. Si l’adversité n’empoisonne point ses douceurs, elle semble accroître sa force et relever son éclat. La vertu ne paraît avec toute sa splendeur que dans la tempête et sous le nuage. Les affections sociales ne montrent toute leur valeur que dans les grandes afflictions. Si ce genre de passions est adroitement remué, comme il arrive à la représentation d’une bonne tragédie, il n’y a aucun plaisir, à égalité de durée, qu’on puisse comparer à ce plaisir d’illusion. Celui qui sait nous intéresser au destin du mérite et de la vertu, nous attendrir sur le sort des bons, et soulever tout ce que nous avons d’humanité, celui-là, dis-je, nous jette dans un ravissement, et nous procure une satisfaction d’esprit et de cœur supérieure à tout ce que les sens ou les appétits causent de plaisirs. Nous conclurons de là que l’exercice actuel des affections sociales est une source des voluptés intellectuelles.

Démontrons à présent qu’elles dérivent encore de cet exercice en qualité d’effets.

Nous remarquerons d’abord que le but des affections sociales relativement à l’esprit, c’est de communiquer aux autres les plaisirs qu’on ressent, de partager ceux dont ils jouissent, et de se flatter de leur estime et de leur approbation.