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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/156

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comme lui. Avoir les affections sociales entières, ou l’intégrité de cœur et d’esprit, c’est suivre pas à pas la nature ; c’est imiter, c’est représenter l’Être suprême sous une forme humaine ; et c’est en cela que consistent la justice, la piété, la morale et toute la religion naturelle.

Mais de peur qu’on ne relègue dans l’école ce raisonnement hérissé de phrases et de termes de l’art, et qu’une partie de cet essai ne demeure sans fondement et sans fruit pour les gens du monde, essayons de démontrer les mêmes vérités, d’une façon plus familière.

Si l’on examine un peu la nature des plaisirs, soit qu’on les observe dans la retraite, dans l’étude et dans la contemplation ; soit qu’on les considère dans les réjouissances publiques, dans les parties amusantes, et d’autres divertissements semblables, on conviendra qu’ils supposent essentiellement un tempérament libre d’inquiétude, d’aigreur et de dégoût, et un esprit tranquille, satisfait de lui-même, et capable d’envisager sa condition propre sans chagrin. Mais cette disposition de tempérament et d’esprit, si nécessaire à la jouissance des plaisirs, est une suite de l’économie des affections.

Quant au tempérament, nous savons par expérience qu’il n’y a point de fortune si brillante, de prospérité si suivie, d’état si parfait que l’inclination et les désirs ne pussent corrompre, et dont l’humeur et les caprices n’épuisassent bientôt les ressources et ne ressentissent l’insuffisance. Les appétits désordonnés sèment la vie d’épines. Les passions effrénées sont troublées dans leur cours par une infinité d’obstacles, quelquefois impossibles, mais toujours pénibles à surmonter. Les chagrins naissent sous les pas de qui vit au hasard ; il en trouve au dedans, au dehors, partout. Le cœur de certaines créatures ressemble à ces enfants maussades et maladifs : ils demandent sans cesse, et on a beau leur donner tout ce qu’ils demandent, ils ne finissent point de crier. C’est un fonds inépuisable de peines et de troubles, qu’un dessein pris de satisfaire à toutes les fantaisies qu’il produit. Mais sans ces inconvénients, qui ne sont pas généraux, les lassitudes, la mésaisance, l’embarras des filtrations, l’engorgement des liqueurs, le dérangement des esprits animaux, et toutes ces incommodités accidentelles dont les corps les mieux constitués ne sont pas exempts, ne suffisent-elles pas pour engendrer la