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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/173

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Mais, quand on conviendrait qu’il est de l’intérêt de la créature de conserver sa vie dans quelque conjoncture et à quelque prix que ce puisse être, on pourrait encore nier qu’il fût de son bonheur d’avoir cette passion dans un degré violent. L’excès est capable de l’écarter de son but et de la rendre inefficace : cela n’a presque pas besoin de preuve. Car, quoi de plus commun que d’être conduit, par la frayeur, dans le péril que l’on fuyait ? Que peut faire, pour sa défense et pour son salut, celui qui a perdu la tête ? Or il est certain que l’excès de la crainte ôte la présence d’esprit. Dans les grandes et périlleuses occasions, c’est le courage, c’est la fermeté, qui sauvent. Le brave échappe à un danger qu’il voit ; mais le lâche, sans jugement et sans défense, se hâte vers le précipice que son trouble lui dérobe, et se jette tête baissée dans un malheur qui peut-être ne venait point à lui.

Quand les suites de cette passion ne seraient pas aussi fâcheuses que nous les avons représentées, il faudrait toujours convenir qu’elle est pernicieuse en elle-même, si c’est un malheur que d’être lâche et si rien n’est plus triste que d’être agité par ces spectres et ces horreurs qui suivent partout ceux qui redoutent la mort. Car ce n’est pas seulement dans les périls et les hasards que cette crainte importune ; lorsque le tempérament en est dominé, elle ne fait point de quartier : on frémit dans la retraite la plus assurée ; dans le réduit le plus tranquille, on s’éveille en sursaut. Tout sert à ses fins ; aux yeux qu’elle fascine, tout objet est un monstre : elle agit dans le moment où les autres s’en aperçoivent le moins ; elle se fait sentir dans les occasions les plus imprévues : il n’y a point de divertissements si bien préparés, de parties si délicieuses, de quarts d’heure si voluptueux qu’elle ne puisse déranger, troubler, empoisonner. On pourrait avancer qu’en estimant le bonheur, non par la possession de tous les avantages auxquels il est attaché, mais par la satisfaction intérieure que l’on ressent, rien n’est plus malheureux qu’une créature lâche et peureuse. Mais, si l’on ajoute à tous ces inconvénients, les faiblesses occasionnées, et les bassesses exigées par un amour excessif de la vie ; si l’on met en compte toutes ces actions sur lesquelles on ne revient jamais qu’avec chagrin quand on les a commises, et qu’on ne manque jamais de commettre quand on est lâche ; si l’on con-