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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/176

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nous n’en dirons pas davantage. Aussi bien, ce qui précède suffit pour démontrer qu’on se rend malheureux en se livrant à la colère, et que l’habitude de ce mouvement est une de ces maladies de tempérament inséparables du malheur de la créature.

Passons à la volupté, et à ce qu’on appelle les plaisirs. S’il était aussi vrai que nous avons démontré qu’il est faux, que la meilleure partie des joies de la vie consiste dans la satisfaction des sens ; si, de plus, cette satisfaction est attachée à des objets extérieurs, capables de procurer par eux-mêmes, et en tout temps, des plaisirs proportionnés à leur quantité et à leur valeur ; un moyen infaillible d’être heureux, ce serait de se pourvoir abondamment de ces choses précieuses qui font nécessairement la félicité. Mais qu’on étende tant qu’on voudra l’idée d’une vie délicieuse, toutes les ressources de l’opulence ne fourniront jamais à notre esprit un bonheur uniforme et constant. Quelque facilité qu’on ait de multiplier les agréments, en acquérant tout ce que peut exiger le caprice des sens, c’est autant de bien perdu, si quelque vice dans les facultés intérieures, si quelque défaut dans les dispositions naturelles en altère la jouissance.

On remarque que ceux dont l’intempérance et les excès ont ruiné l’estomac, n’en ont pas moins d’appétit ; mais c’est un appétit faux, et qui n’est point naturel : telle est la soif d’un ivrogne ou d’un fiévreux. Cependant la satisfaction de l’appétit naturel, en un mot, le soulagement de la soif et de la faim, est infiniment supérieur à la sensualité des repas superflus de nos Pétrones les plus érudits, et de nos plus raffinés voluptueux. C’est une différence qu’ils ont eux-mêmes quelquefois éprouvée. Que ce peuple épicurien, accoutumé à prévenir l’appétit, se trouve forcé, par quelque circonstance particulière, de l’attendre, et de pratiquer la sobriété ; qu’il arrive à ces délicats de ne trouver dans un souper de voyageur ou dans un déjeuner de chasse que quelques mets communs et grossiers pour ces palais friands, mais assaisonnés par la diète et par l’exercice ; après avoir mangé d’appétit, ils conviendront avec franchise que la table la mieux servie ne leur a jamais fait tant de plaisir.

D’un autre côté, il n’est pas extraordinaire d’entendre des personnes qui ont essayé d’une vie laborieuse et pénible, et d’une table simple et frugale, regretter dans l’oisiveté des