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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/22

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âme à la nature, telle qu’il la voyait lui-même, riche, fertile, abondante en germes de toute espèce, douce et sauvage, simple et majestueuse, bonne et sublime, mais sans aucun principe dominant, sans maître et sans Dieu.

Je ne suis point disposé à m’affliger ici sur l’incrédulité de mon siècle : la superstition a fait tant de mal aux hommes, qu’il faut bien remercier la raison d’être enfin parvenue à en briser le joug ; mais quelque volontiers que je pardonne à tous les hommes de ne rien croire, je pense qu’il eût été fort à désirer pour la réputation de Diderot, peut-être même pour l’honneur de son siècle, qu’il n’eût point été athée, ou qu’il l’eût été avec moins de zèle. La guerre opiniâtre qu’il se crut obligé de faire à Dieu lui fit perdre les moments les plus précieux de sa vie, le détourna souvent de la culture des lettres et des arts, lui fit négliger surtout le talent qui semblait devoir lui assurer le plus de renommée. Il s’était fait philosophe, la nature l’avait destiné à être orateur ou poëte ; qui nous assurera même qu’en d’autres temps, en d’autres circonstances, elle n’eût encore mieux réussi à en faire un Père de l’Église ? Il n’aurait pas été moins propre à marcher sur les traces de Luther ou de Calvin, s’il eût été capable d’une conduite plus soutenue, ou s’il n’avait pas eu dans le caractère presque autant de faiblesse qu’il avait dans l’esprit de force et de fermeté.

Toutes les vertus, toutes les qualités estimables qui n’exigent pas une grande suite dans les idées, une grande constance dans les affections, étaient naturelles à Diderot. Il avait l’habitude de s’oublier lui-même, comme la plupart des hommes ont celle de ne penser qu’à eux. Il se plaisait à se rendre utile aux autres, comme on se plaît à un exercice agréable et salutaire. Toute la finesse, toute l’activité d’esprit que l’on emploie ordinairement à faire sa propre fortune, il l’employait à obliger le premier venu, souvent même il se permettait de passer la mesure nécessaire ; une intrigue bien compliquée, lorsqu’il la croyait propre à le conduire à ce but, prêtait un nouvel intérêt au plaisir qu’il avait de rendre service. Timide et maladroit pour son propre compte, il ne l’était presque jamais pour celui des autres. Est-il bon ? Est-il méchant ? c’est le titre d’une petite comédie où il voulut se peindre lui-même. Il avait en effet plus de douceur que de véritable bonté, quelquefois la malice et le courroux d’un enfant, mais surtout un fonds de bonhomie inépuisable.