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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/260

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fin plus noble, une utilité plus prochaine. C’est d’éclairer, de perfectionner la raison humaine par le récit d’une simple promenade. Le sage a-t-il besoin de traverser les mers et de tenir registre des noms barbares et des penchants effrénés des sauvages, pour instruire des peuples policés ? tout ce qui nous environne est un sujet d’observation. Les objets qui nous sont le plus familiers, peuvent être pour nous des merveilles ; tout dépend du coup d’œil. S’il est distrait, il nous trompe : s’il est perçant et réfléchi, il nous approche de la vérité.

2. Tu connais ce bas monde : décide sous quel méridien est placé le petit canton que je vais te décrire, et que j’ai depuis peu examiné en philosophe, après avoir perdu mon temps à le parcourir en géographe. Je te laisse le soin de donner aux différents peuples qui l’habitent des noms convenables aux mœurs et aux caractères que je t’en tracerai. Que tu seras étonné de vivre au milieu d’eux ! Mais comme cette nation singulière compose différentes classes, tu ignores peut-être à laquelle tu appartiens, et je ris d’avance, ou de l’embarras qui t’attend si tu ne sais qui tu es, ou de la honte que tu ressentiras si tu te trouves confondu dans la foule des idiots.

3. L’empire dont je te parle est gouverné en chef par un souverain sur le nom duquel ses sujets sont à peu près d’accord ; mais il n’en est pas de même de son existence. Personne ne l’a vu, et ceux de ses favoris qui prétendent avoir eu des entretiens avec lui, en ont parlé d’une manière si obscure, lui ont attribué des contrariétés si étranges, que tandis qu’une partie de la nation s’est épuisée à former des systèmes pour expliquer l’énigme, ou à s’entredéchirer pour faire prévaloir ses opinions ; l’autre a pris le parti de douter de tout ce qu’on en débitait, et quelques-uns celui de n’en rien croire.

4. Cependant on le suppose infiniment sage, éclairé, plein de tendresse pour ses sujets ; mais comme il a résolu de se rendre inaccessible, du moins pour un temps, et qu’il s’avilirait sans doute en se communiquant, la voie qu’il a suivie pour prescrire des lois et manifester ses volontés est fort équivoque. On a découvert tant de fois que ceux qui se disent inspirés de lui n’étaient que des visionnaires ou des fourbes, qu’on est tenté de croire qu’ils sont et seront toujours tels qu’ils ont été. Deux volumes épais, remplis de merveilles et d’ordonnances,