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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/274

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qu’ils ne faisaient qu’un seul et même tout. Tu croiras retrouver ici Gérion des anciens. Mais je te pardonne de recourir à la fable pour expliquer ce prodige. Malheureux, tu ne connais pas la circumincession. Tu n’as jamais été instruit de la danse merveilleuse, où les trois princes se promènent l’un autour de l’autre, de toute éternité. Il ajoutait qu’il serait un jour grand seigneur ; et que ses ambassadeurs tiendraient table ouverte. La prédiction s’accomplit. Les premiers qui furent honorés de ce titre, faisaient d’assez bons repas, et buvaient largement à sa santé ; mais leurs successeurs économisèrent. Ils découvrirent, je ne sais comment, que leur maître avait le secret de s’envelopper sous une mie de pain, et de se faire avaler tout entier, dans un même instant, par un million de ses amis, sans causer à aucun d’eux la moindre indigestion, quoiqu’il eût réellement cinq pieds six pouces de hauteur, et ils ordonnèrent que le souper serait converti en un déjeuner qui se ferait à sec. Quelques soldats altérés en murmurèrent. On en vint aux injures, puis aux coups : il y eut beaucoup de sang répandu ; et par cette division, qui en a entraîné deux autres, l’allée des épines s’est vue réduite à la moitié de ses habitants, et à la veille de les perdre tous. Je te donne ce trait comme un échantillon de la paix que le nouveau législateur apporta dans le royaume de son père, et je passe légèrement sur ses autres idées ; elles ont été minutées par ses secrétaires, dont les deux principaux furent un vendeur de marée et un cordonnier ex-gentilhomme.

45. Celui-ci, naturellement babillard, a débité des choses inouïes sur l’excellence et les merveilleux effets d’une canne invisible, que le prince distribue, dit-il, à tous ses amis. Il faudrait des volumes pour te raconter succinctement ce que les guides ont depuis conjecturé, écrit, assuré, et comment ils se sont entremordus et déchirés, sur la nature, la force et les propriétés de ce bâton. Les uns ont prétendu que sans lui on ne pouvait faire un pas ; les autres, qu’il était parfaitement inutile, pourvu qu’on eût de bonnes jambes et grande envie de marcher ; ceux-ci, qu’il était raide ou souple, fort ou faible, court ou long, à proportion de la capacité de la main et de la difficulté de la route, et qu’on n’en manquait que par sa faute ; ceux-là, que le prince n’en devait à personne, qu’il en refusait à plusieurs, et qu’il reprenait quelquefois ceux qu’il avait donnés. Toutes ces