Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/355

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les hommes que nous avons vus, celui que nous nous rappellerions le moins, c’est nous-même. Nous n’étudions les visages que pour reconnaître les personnes ; et si nous ne retenons pas le nôtre, c’est que nous ne serons jamais exposés à nous prendre pour un autre, ni un autre pour nous. D’ailleurs les secours que nos sens se prêtent mutuellement les empêchent de se perfectionner. Cette occasion ne sera pas la seule que j’aurai d’en faire la remarque.

Notre aveugle nous dit, à ce sujet, qu’il se trouverait fort à plaindre d’être privé des mêmes avantages que nous, et qu’il aurait été tenté de nous regarder comme des intelligences supérieures, s’il n’avait éprouvé cent fois combien nous lui cédions à d’autres égards. Cette réflexion nous en fit faire une autre. Cet aveugle, dîmes-nous, s’estime autant et plus peut-être que nous qui voyons : pourquoi donc, si l’animal raisonne, comme on n’en peut guère douter, balançant ses avantages sur l’homme, qui lui sont mieux connus que ceux de l’homme sur lui, ne porterait-il pas un semblable jugement ? Il a des bras, dit peut-être le moucheron, mais j’ai des ailes. S’il a des armes, dit le lion, n’avons-nous pas des ongles ? L’éléphant nous verra comme des insectes ; et tous les animaux, nous accordant volontiers une raison avec laquelle nous aurions grand besoin de leur instinct, se prétendront doués d’un instinct avec lequel ils se passent fort bien de notre raison. Nous avons un si violent penchant à surfaire nos qualités et à diminuer nos défauts, qu’il semblerait presque que c’est à l’homme à faire le traité de la force, et à l’animal celui de la raison.

Quelqu’un de nous s’avisa de demander à notre aveugle s’il serait content d’avoir des yeux : « Si la curiosité ne me dominait pas, dit-il, j’aimerais bien autant avoir de longs bras : il me semble que mes mains m’instruiraient mieux de ce qui se passe dans la lune que vos yeux ou vos télescopes ; et puis les yeux cessent plus tôt de voir que les mains de toucher. Il vaudrait donc bien autant qu’on perfectionnât en moi l’organe que j’ai, que de m’accorder celui qui me manque. »

Notre aveugle s’adresse au bruit ou à la voix si sûrement que je ne doute pas qu’un tel exercice ne rendît les aveugles très adroits et très dangereux. Je vais vous en raconter un trait qui vous persuadera combien on aurait tort d’attendre un coup