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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/378

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sur vous-même, et vous rencontrerez la divinité dans le mécanisme admirable de vos organes.

— Monsieur Holmes, reprit Saunderson, je vous le répète, tout cela n’est pas aussi beau pour moi que pour vous. Mais le mécanisme animal fût-il aussi parfait que vous le prétendez, et que je veux bien le croire, car vous êtes un honnête homme très incapable de m’en imposer, qu’a-t-il de commun avec un être souverainement intelligent ? S’il vous étonne, c’est peut-être parce que vous êtes dans l’habitude de traiter de prodige tout ce qui vous paraît au-dessus de vos forces. J’ai été si souvent un objet d’admiration pour vous, que j’ai bien mauvaise opinion de ce qui vous surprend. J’ai attiré du fond de l’Angleterre des gens qui ne pouvaient concevoir comment je faisais de la géométrie : il faut que vous conveniez que ces gens-là n’avaient pas de notions bien exactes de la possibilité des choses. Un phénomène est-il, à notre avis, au-dessus de l’homme ? nous disons aussitôt  : c’est l’ouvrage d’un Dieu ; notre vanité ne se contente pas à moins. Ne pourrions-nous pas mettre dans nos discours un peu moins d’orgueil, et un peu plus de philosophie ? Si la nature nous offre un nœud difficile à délier laissons-le pour ce qu’il est et n’employons pas à le couper la main d’un être qui devient ensuite pour nous un nouveau nœud plus indissoluble que le premier. Demandez à un Indien pourquoi le monde reste suspendu dans les airs, il vous répondra qu’il est porté sur le dos d’un éléphant et l’éléphant sur quoi l’appuiera-t-il ? sur une tortue ; et la tortue, qui la soutiendra ?… Cet Indien vous fait pitié et l’on pourrait vous dire comme à lui : Monsieur Holmes mon ami, confessez d’abord votre ignorance, et faites-moi grâce de l’éléphant et de la tortue[1]. »

Saunderson s’arrêta un moment : il attendait apparemment que le ministre lui répondît ; mais par où attaquer un aveugle ? M. Holmes se prévalut de la bonne opinion que Saunderson avait conçue de sa probité, et des lumières de Newton, de Leibniz, de Clarke et de quelques-uns de ses compatriotes, les premiers génies du monde, qui tous avaient été frappés des merveilles de la nature, et reconnaissaient un être intelligent pour son auteur. C’était, sans contredit, ce que le ministre pouvait

  1. V. Pensée xxii dans la Suffisance de la religion naturelle.