Aller au contenu

Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/38

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

tout prêt ; il ne fallait plus qu’une petite bagatelle ; il n’avait ni livres, ni linge, ni meubles ; fils d’une honnête famille, il ne voulait point entrer dans un ordre en mendiant ; frère Ange n’avait qu’à faire lui-même un état des effets qu’il croyait décent d’apporter, il en ferait alors l’acquisition, et tout serait à merveille. — Ceci est inutile, répondit le moine : entrez seulement, je me charge de vous donner le lendemain toutes les choses dont vous aurez besoin ; mais il faut finir, et ne pas traîner plus longtemps. — Frère Ange, lui dit mon père, vous ne voulez donc plus me donner d’argent ? — Mon assurément. — Eh bien, je ne veux plus être Carme ; écrivez à mon père, et faites-vous payer… » Le moine entra dans une fureur horrible ; il écrivit à mon grand-père : celui-ci le traita comme un sot, et paya ; mais ces petites espiègleries n’accéléraient pas la réconciliation[1].

  1. Le frère Ange se vengea quelques années plus tard de ce tour de page, comme l’appelle Naigeon. Il fut le premier à prévenir le père de Diderot de la détention de son fils à Vincennes, et après lui avoir dit que c’était la conséquence des désordres de sa conduite, il ajouta que le sujet de l’arrestation était assez grave pour que le prisonnier mourût dans son cachot. On juge du désespoir du père ; mais la chose tourna mieux qu’on ne pouvait l’espérer. Le maître coutelier envoya un billet à ordre de cent cinquante francs et profita de l’occasion pour demander à son fils une assurance formelle de la légitimité de son mariage que les lettres de Paris lui déclaraient, non pas clandestin, comme il l’était en effet, mais faux. « Je vous préviens, lui dit-il, que vous ne recevrez jamais de preuves de mes bonnes grâces, que vous n m’ayez marqué au vrai et sans équivoque si vous êtes marié, comme on l’a écrit de Paris, et que vous avez deux enfants. Si ce mariage est légitime et que la chose soit, j’en suis content : je compte que vous ne refuserez pas à votre sœur le plaisir de les élever et à moi de les voir (les enfants). » Cette lettre, rapportée par Naigeon, dans ses Mémoires sur la vie et les ouvrages de Diderot, ne s’accorde pas tout à fait avec la date qu’assigne Mme de Vandeul au voyage de sa mère à Langres. De quel côté est l’erreur, du sien ou de celui de Naigeon, c’est ce qu’il est difficile de décider. Ce qui est sûr, c’est que le mariage était resté caché assez longtemps, même aux amis de Paris, puisque Rousseau, que nous voulons croire de bonne foi, a pu écrire, sous la date de 1749 : « Il avait une Nanette ainsi que j’avais une Thérèse : c’était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était, que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable fait pour attacher un honnête homme ; au lieu que la sienne, pie-grièche et harangère, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l’épousa toutefois. Ce fut fort bien fait s’il l’avait promis. » Or, en 1749, le mariage datait déjà de six années.

    Pour en revenir au frère Ange et à l’aventure ci-dessus rapportée, disons que lorsqu’il s’en était plaint au père, qui paya, celui-ci lui avait répondu : « Vous m’avez appris ce que peut-être je n’aurais jamais su sans vous, c’est qu’un homme d’un âge mûr et d’une expérience consommée pouvait se laisser attraper comme un enfant par un écolier. »

    Le frère Ange joue un rôle dans Jacques le Fataliste.