Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/385

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serait pas capable, à la première vue, d’assurer avec quelque confiance quel serait le cube et quel serait le globe, s’il se contentait de les regarder, quoiqu’en les touchant il pût les nommer et les distinguer sûrement par la différence de leurs figures, que l’attouchement lui ferait reconnaître. »

M. l’abbé de Condillac, dont vous avez lu l’Essai sur l’origine des connaissances humaines avec tant de plaisir et d’utilité, et dont je vous envoie, avec cette lettre, l’excellent Traité des systèmes, a là-dessus un sentiment particulier. Il est inutile de vous rapporter les raisons sur lesquelles il s’appuie ; ce serait vous envier le plaisir de relire un ouvrage où elles sont exposées d’une manière si agréable et si philosophique, que de mon côté je risquerais trop à les déplacer. Je me contenterai d’observer qu’elles tendent toutes à démontrer que l’aveugle-né ne voit rien, ou qu’il voit la sphère et le cube différents ; et que les conditions que ces deux corps soient de même métal et à peu près de même grosseur, qu’on a jugé à propos d’insérer dans l’énoncé de la question, y sont superflues, ce qui ne peut être contesté ; car, aurait-il pu dire, s’il n’y a aucune liaison essentielle entre la sensation de la vue et celle du toucher, comme MM. Locke et Molineux le prétendent, ils doivent convenir qu’on pourrait voir deux pieds de diamètre à un corps qui disparaîtrait sous la main. M. de Condillac ajoute cependant que si l’aveugle-né voit les corps, en discerne les figures, et qu’il hésite sur le jugement qu’il en doit porter, ce ne peut être que par des raisons métaphysiques assez subtiles que je vous expliquerai tout à l’heure.

Voilà donc deux sentiments différents sur la même question, et entre des philosophes de la première force. Il semblerait qu’après avoir été maniée par des gens tels que MM. Molineux, Locke et l’abbé de Condillac, elle ne doit plus rien laisser à dire ; mais il y a tant de faces sous lesquelles la même chose peut être considérée, qu’il ne serait pas étonnant qu’ils ne les eussent pas toutes épuisées.

Ceux qui ont prononcé que l’aveugle-né distinguerait le cube de la sphère ont commencé par supposer un fait qu’il importait peut-être d’examiner ; savoir si un aveugle-né, à qui on abattrait les cataractes, serait en état de se servir de ses yeux dans les premiers moments qui succèdent à l’opération.