Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/395

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mais qu’il s’expérimentera de lui-même, et sans le secours du toucher ; et qu’il parviendra non seulement à distinguer les couleurs, mais à discerner au moins les limites grossières des objets. Voyons à présent si, dans la supposition qu’il acquît cette aptitude dans un temps fort court, ou qu’il l’obtînt en agitant ses yeux dans les ténèbres où l’on aurait eu l’attention de l’enfermer et de l’exhorter à cet exercice pendant quelque temps après l’opération et avant les expériences ; voyons, dis-je, s’il reconnaîtrait à la vue les corps qu’il aurait touchés, et s’il serait en état de leur donner les noms qui leur conviennent. C’est la dernière question qui me reste à résoudre.

Pour m’en acquitter d’une manière qui vous plaise, puisque vous aimez la méthode, je distinguerai plusieurs sortes de personnes, sur lesquelles les expériences peuvent se tenter. Si ce sont des personnes grossières, sans éducations, sans connaissances, et non préparées, je pense que, quand l’opération de la cataracte aura parfaitement détruit le vice de l’organe, et que l’œil sera sain, les objets s’y peindront très distinctement ; mais que, ces personnes n’étant habituées à aucune sorte de raisonnement, ne sachant ce que c’est que sensation, idée ; n’étant point en état de comparer les représentations qu’elles ont reçues par le toucher avec celles qui leur viennent par les yeux, elles prononceront : Voilà un rond, voilà un carré, sans qu’il y ait de fond à faire sur leur jugement ; ou même elles conviendront ingénument qu’elles n’aperçoivent rien dans les objets qui se présentent à leur vue qui ressemble à ce qu’elles ont touché.

Il y a d’autres personnes qui, comparant les figures qu’elles apercevront aux corps avec celles qui faisaient impression sur leurs mains, et appliquant par la pensée leur attouchement sur ces corps qui sont à distance, diront de l’un que c’est un carré, et de l’autre que c’est un cercle, mais sans trop savoir pourquoi ; la comparaison des idées qu’elles ont prises par le toucher avec celles qu’elles reçoivent par la vue, ne se faisant pas en elles assez distinctement pour les convaincre de la vérité de leur jugement.

Je passerai, madame, sans digression, à un métaphysicien sur lequel on tenterait l’expérience. Je ne doute nullement que