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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/409

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géométrie. Sa mère, qui lui lisait le livre de l’abbé de La Caille, lui demandait quelquefois si elle entendait cela : Tout courant, lui répondait-elle.

Elle prétendait que la géométrie était la vraie science des aveugles, parce qu’elle appliquait fortement, et qu’on n’avait besoin d’aucun secours pour se perfectionner. Le géomètre, ajoutait-elle, passe presque toute sa vie les yeux fermés.

J’ai vu les cartes sur lesquelles elle avait étudié la géographie. Les parallèles et les méridiens sont des fils de laiton ; les limites des royaumes et des provinces sont distinguées par de la broderie en fil, en soie et en laine plus ou moins forte ; les fleuves, les rivières et les montagnes, par des têtes d’épingles plus ou moins grosses ; et les villes plus ou moins considérables, par des gouttes de cire inégales.

Je lui disais un jour : « Mademoiselle, figurez-vous un cube. - Je le vois. - Imaginez au centre du cube un point. - C’est fait. - De ce point tirez des lignes droites aux angles ; eh bien, vous aurez divisé le cube. - En six pyramides égales, ajouta-t-elle d’elle-même, ayant chacune les mêmes faces, la base du cube et la moitié de sa hauteur. — Cela est vrai ; mais où voyez-vous cela ? — Dans ma tête, comme vous. »

J’avoue que je n’ai jamais conçu nettement comment elle figurait dans sa tête sans colorer. Ce cube s’était-il formé par la mémoire des sensations du toucher ? Son cerveau était-il devenu une espèce de main sous laquelle les substances se réalisaient ? S’était-il établi à la longue une sorte de correspondance entre deux sens divers ? Pourquoi ce commerce n’existe-t-il pas en moi, et ne vois-je rien dans ma tête si je ne colore pas ? Qu’est-ce que l’imagination d’un aveugle ? Ce phénomène n’est pas si facile à expliquer qu’on le croirait.

Elle écrivait avec une épingle dont elle piquait sa feuille de papier tendue sur un cadre traversé de deux lames parallèles et mobiles, qui ne laissaient entre elles d’espace vide que l’intervalle d’une ligne à une autre. La même écriture servait pour la réponse, qu’elle lisait en promenant le bout de son doigt sur les petites inégalités que l’épingle ou l’aiguille avait pratiquées au verso du papier.

Elle lisait un livre qu’on n’avait tiré que d’un côté. Prault en avait imprimé de cette manière à son usage.