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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/425

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sang de son roi qu’elle avait égorgé il y avait plus de vingt ans. Je ne sais rien de si pathétique en discours que le silence et le mouvement des mains de cette femme[1]. Quelle image du remords !

La manière dont une autre femme annonça la mort à son époux incertain de son sort, est encore une de ces représentations dont l’énergie du langage oral n’approche pas. Elle se transporta, avec son fils entre ses bras, dans un endroit de la campagne où son mari pouvait l’apercevoir de la tour où il était renfermé ; et après s’être fixé le visage pendant quelque temps du côté de la tour, elle prit une poignée de terre qu’elle répandit en croix sur le corps de son fils qu’elle avait étendu à ses pieds. Son mari comprit le signe, et se laissa mourir de faim. On oublie la pensée la plus sublime ; mais ces traits ne s’effacent point. Que de réflexions ne pourrais-je pas faire ici, monsieur, sur le sublime de situation, si elles ne me jetaient pas trop hors de mon sujet.

On a fort admiré, et avec justice, un grand nombre de beaux vers dans la magnifique scène à Héraclius ou Phocas ignore lequel des deux princes est son fils. Pour moi, l’endroit de cette scène que je préfère à tout le reste, est celui où le tyran se tourne successivement vers les deux princes en les appelant du nom de son fils, et où les deux princes restent froids et immobiles.


Martian ! à ce mot aucun ne veut répondre.
Corneille, Héraclius, acte IV, scène IV.


Voilà ce que le papier ne peut jamais rendre ; voilà où le geste triomphe du discours !

Épaminondas, à la bataille de Mantinée, est percé d’un trait mortel ; les médecins déclarent qu’il expirera dès qu’on arrachera le trait de son corps : il demande où est son bouclier ; c’était un déshonneur de le perdre dans le combat ; on le lui apporte ; il arrache le trait lui-même. Dans la sublime scène qui termine la tragédie de Rodogune, le moment le plus théâtral est, sans contredit, celui où Antiochus porte la coupe à ses

  1. On voit déjà ici poindre les idées qui inspireront Diderot lorsqu’il s’occupera, lui aussi, de l’art dramatique. Il est le premier qui ait compris Shakespeare, que Voltaire appelait un sauvage ivre.