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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/427

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muet de naissance. Je conduisis donc le mien rue Saint-Jacques, dans la maison où l’on montre l’homme et la machine aux couleurs. Ah ! Monsieur, vous ne devinerez jamais l’impression que ces deux êtres firent sur lui, et moins encore les pensées qui lui vinrent.

Vous concevez d’abord qu’il n’était pas possible de lui rien communiquer sur la nature et les propriétés merveilleuses du clavecin ; que n’ayant aucune idée du son, celles qu’il prenait de l’instrument oculaire n’étaient assurément pas relatives à la musique, et que la destination de cette machine lui était tout aussi incompréhensible que l’usage que nous faisons des organes de la parole. Que pensait-il donc ? et quel était le fondement de l’admiration dans laquelle il tomba, à l’aspect des éventails du Père Castel ? Cherchez, monsieur ; devinez ce qu’il conjectura de cette machine ingénieuse, que peu de gens ont vue, dont plusieurs ont parlé, et dont l’invention ferait bien de l’honneur à la plupart de ceux qui en ont parlé avec dédain[1] ; ou plutôt, écoutez, le voici :

Mon sourd s’imagina que ce génie inventeur était sourd et muet aussi ; que son clavecin lui servait à converser avec les autres hommes ; que chaque nuance avait sur le clavier la valeur d’une des lettres de l’alphabet ; et qu’à l’aide des touches et de l’agilité des doigts, il combinait ces lettres, en formait des mots, des phrases ; enfin, tout un discours en couleurs : Après cet effort de pénétration, convenez qu’un sourd et muet pouvait être assez content de lui-même ; mais le mien ne s’en tint pas là ; il crut tout d’un coup qu’il avait saisi ce que c’était que la musique et tous les instruments de musique. Il crut que la musique était une façon particulière de communiquer la pensée, et que les instruments, les vielles, les violons, les trompettes étaient, entre nos mains, d’autres organes de la parole. C’était bien là, direz-vous, le système d’un homme qui n’avait jamais entendu ni instrument ni musique. Mais considérez, je vous prie, que ce système, qui est évidemment faux

  1. L’édition Brière met en note que c’est ici la leçon de l’édition de 1798 qui diffère de celle de 1751. Nous n’avons pas trouvé cette différence. Peut-être y a-t-il eu deux éditions de la lettre, dont une contrefaçon, en 1751. Voltaire s’est beaucoup moqué du clavecin oculaire du bon jésuite. Diderot, y est revenu à plusieurs reprises avec complaisance, notamment dans l’Encyclopédie. Il voyait là une idée.