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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/43

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les arts en étant forcé de les décrire. Son premier traité avec les libraires n’exige d’eux que douze cents livres par an. C’était l’objet des désirs et de l’ambition de ma mère ; la fortune ne les occupa guère depuis ce temps, ils étaient tranquilles sur leur sort ; et le bonheur eût existé chez eux s’il pouvait exister quelque part.

Ma mère venait d’accoucher d’une fille, elle était grosse une seconde fois. Malgré ses précautions, sa vie solitaire, le soin qu’elle avait pris de faire passer son mari pour son frère, sa famille apprit, au fond de sa province, qu’il vivait avec deux femmes. Bientôt la naissance, les mœurs, le caractère de ma mère furent l’objet de la plus noire calomnie ; il reçut de son père des lettres dures et menaçantes. Il prévit que les discussions par lettres seraient peu claires, longues et ennuyeuses ; il trouva plus simple de mettre sa femme dans un coche et de l’envoyer à ses parents. Elle venait d’accoucher d’un fils, il annonça cet enfant à son père et le départ de ma mère. Elle est, disait-il, partie hier, elle vous arrivera dans trois jours ; vous lui direz tout ce qu’il vous plaira, et vous la renverrez quand vous en serez las. Quelque bizarre que fût cette manière de s’expliquer, on se détermina pourtant à envoyer la sœur de mon père au-devant d’elle. Le premier abord fut plus que froid : la première soirée lui parut moins pénible ; mais le lendemain matin, aussitôt qu’elle fut levée, elle passa chez son beau-père, et le traita comme s’il eût été son propre père ; son respect et ses caresses charmèrent un vieillard sensible et bon. Descendue dans l’intérieur du logis, elle se mit à travailler, ne se refusa à rien de ce qui pouvait plaire à une famille qu’elle ne craignait pas et dont elle voulait être aimée. Sa conduite fut la seule excuse qu’elle donna du choix de son époux ; sa figure les avait prévenus en sa faveur ; sa simplicité, sa piété, ses talents pour l’économie domestique lui assurèrent leur tendresse ; on lui promit pour l’avenir la portion de revenu dont mon père avait été privé. On la garda trois mois, et on la renvoya comblée de tout ce que l’on put imaginer lui être agréable ou utile.

Ce voyage lui coûta pourtant bien des larmes. Elle en a fait un second : tous deux ont été funestes à son repos. Mon père se lia, pendant son séjour en province, avec Mme de Puisieux, il prit pour elle une passion qui a duré dix ans[1]. Cette femme commença à

  1. Mme de Puisieux ne put être connue de Diderot qu’en 1745. Mme de Vandeul nous apprend elle-même que cette liaison ne résista pas longtemps à la découverte que fit son père de la trahison de sa maîtresse, pendant qu’il était prisonnier à Vincennes (1749). Il faut donc réduire de moitié le chiffre de dix ans donné ici.