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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/89

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vois résolus à penser aussi mal de la morale de leurs antagonistes, que leurs antagonistes pensent mal de la leur. Les uns et les autres croiraient avoir trahi leur cause, s’ils avaient abandonné un pouce de terrain. Ce serait un miracle que de persuader à ceux-ci qu’il y a quelque mérite dans la religion, et à ceux-là que la vertu n’est pas concentrée tout entière dans leur parti. Dans ces extrémités, quiconque s’élève en faveur de la religion et de la vertu, et s’engage, en marquant à chacune sa puissance et ses droits, de les conserver en bonne intelligence ; celui-là, dis-je, s’expose à faire un mauvais[1] personnage.

  1. Je me suis demandé quelquefois pourquoi tous ces écrits, dont la fin dernière est proprement de procurer aux hommes un bonheur infini, en les éclairant sur des vérités surnaturelles, ne produisent pas autant de fruits qu’on aurait lieu d’en attendre. Entre plusieurs causes de ce triste effet, j’en distinguerai deux, la méchanceté du lecteur et l’insuffisance de l’écrivain. Le lecteur, pour juger sainement de l’écrivain, devrait lire son ouvrage dans le silence des passions : l’écrivain, pour arriver à la conviction du lecteur, devrait, par une entière impartialité, réduire au silence les passions, dont il a plus à redouter que des raisonnements. Mais un écrivain impartial, un lecteur équitable, sont presque deux êtres de raison dans les matières dont il s’agit ici. Je dirai donc à tous ceux qui se préparent d’entrer en lice contre le vice et l’impiété : Examinez-vous avant que d’écrire. Si vous vous déterminez à prendre la plume, mettez dans vos écrits le moins de bile et le plus de sens que vous pourrez. Ne craignez point de donner trop d’esprit à votre antagoniste. Faites-le paraître sur le champ de bataille avec toute la force, toute l’adresse, tout l’art dont il est capable. Si vous voulez qu’il se confesse vaincu, ne l’attaquez point en lâche. Saisissez-le corps à corps ; prenez-le par les endroits les plus inaccessibles. Avez-vous de la peine à le terrasser, n’en accusez que vous-même : si vous avez fait les mêmes provisions d’armes qu’Abbadie et Ditton, vous ne risquez rien à montrer sur l’arène la même franchise qu’eux. Mais si vous n’avez ni les nerfs ni la cuirasse de ces athlètes, que ne demeurez-vous en repos ? Ignorez-vous qu’un sot livre en ce genre fait plus de mal en un jour que le meilleur ouvrage ne fera jamais de bien ? car telle est la méchanceté des hommes, que, si vous n’avez rien dit qui vaille, on avilira votre cause, en vous faisant l’honneur de croire qu’il n’y avait rien de mieux à dire. J’avouerai cependant qu’il y a des hommes assez déréglés pour affecter l’athéisme et l’irréligion, à qui, par conséquent, il vaudrait mieux faire honte de leur vanité ridicule que de les combattre en forme. Car, pourquoi chercherait-on à les convaincre ? Ils ne sont pas proprement incrédules. Si l’on en croit Montaigne, il faudrait en renvoyer la conversion au médecin : l’approche du danger leur fera perdre contenance. S’ils sont assez fols, dit-il, ne sont pas assez forts pour l’avoir plantée en leur conscience : pourtant, ils ne lairront de ioindre leurs mains vers le ciel, si vous leur attachez un bon coup d’espee en la poictrine ; et quand la crainte ou la maladie aura abattu et appesanti cette licencieuse ferveur d’humeur volage, ils ne lairront pas de se revenir, et se laisser tout discrettement manier aux créances et exemples publiques. Aultre chose est un dogme serieusement digeré, aultre chose, ces impressions superficielles, lesquelles nees de la desbauche d’un esprit desmanché, vont nageant temerairement et incertainement en la fantasie. Hommes bien miserables et escervellez, qui taschent d’estre