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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/183

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« Mais vous comptez mal, mon cher, lui répondit Manille ; décemment je ne peux plus vous recevoir. Quand vous étiez en état de prêter, on savait dans le monde pourquoi je vous souffrais ; mais à présent que vous n’êtes bon à rien, vous me perdriez d’honneur. »

« Turcarès fut piqué de ce discours, et moi aussi ; car c’était peut-être le meilleur garçon de Banza. Il sortit de son assiette ordinaire pour faire entendre à Manille qu’elle lui coûtait plus que trois filles d’Opéra qui l’auraient amusé davantage.

« Ah ! s’écria-t-il douloureusement, que ne m’en tenais-je à ma petite lingère ! cela m’aimait comme une folle : je la faisais si aise avec un taffetas ! »

« Manille, qui ne goûtait pas les comparaisons, l’interrompit d’un ton à le faire trembler, et lui ordonna de sortir sur-le-champ. Turcarès la connaissait ; et il aima mieux s’en retourner paisiblement par l’escalier que de passer par les fenêtres.

« Manille emprunta dans la suite d’un autre bramine qui venait, disait-elle, la consoler dans ses malheurs : l’homme saint succéda au financier ; et nous le remboursâmes de ses consolations en même monnaie. Elle me perdit encore d’autres fois ; et l’on sait que les dettes de jeu sont les seules qu’on paye dans le monde.

« S’il arrive à Manille de jouer heureusement, c’est la femme du Congo la plus régulière. À son jeu près, elle met dans sa conduite une réforme qui surprend ; on ne l’entend point jurer ; elle fait bonne chère, paye sa marchande de modes et ses gens, donne à ses femmes, dégage quelquefois ses nippes et caresse son danois et son époux ; mais elle hasarde trente fois par mois ces heureuses dispositions et son argent sur un as de pique. Voilà la vie qu’elle a menée, qu’elle mènera ; et Dieu sait combien de fois encore je serai mis en gage. »

Ici le bijou se tut, et Mangogul alla se reposer. On l’éveilla sur les cinq heures du soir ; et il se rendit à l’opéra, où il avait promis à la favorite de se trouver.