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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/252

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tout, jusqu’à ton silence, a proscrit Kersael. Rien ne peut le soustraire au destin qui l’attend. Kersael est mort… Tu pleures, malheureuse. Il en aimait une autre, que t’importe qu’il vive ? »

Mangogul fut pénétré d’horreur à ce discours ; il retourna sa bague ; et tandis que Fatmé reprenait ses esprits, il revola chez la sultane.

« Eh bien ! seigneur, lui dit-elle, qu’avez-vous entendu ? Kersael est-il toujours coupable, et la chaste Fatmé…

— Dispensez-moi, je vous prie, répondit le sultan, de vous répéter les forfaits que je viens d’entendre ! Qu’une femme irritée est à craindre ! Qui croirait qu’un corps formé par les grâces renfermât quelquefois un cœur pétri par les furies ? Mais le soleil ne se couchera pas demain sur mes États, qu’ils ne soient purgés d’un monstre plus dangereux que ceux qui naissent dans mes déserts. »

Le sultan fit appeler aussitôt le grand sénéchal, et lui ordonna de saisir Fatmé, de transférer Kersael dans un des appartements du sérail, et d’annoncer au sénat que Sa Hautesse se réservait la connaissance de son affaire. Ses ordres furent exécutés dans la nuit même.

Le lendemain, au point du jour, le sultan, accompagné du sénéchal et d’un effendi, se rendit à l’appartement de Mirzoza, et y fit amener Fatmé. Cette infortunée se précipita aux pieds de Mangogul, avoua son crime avec toutes ses circonstances, et conjura Mirzoza de s’intéresser pour elle. Dans ces entrefaites on introduisit Kersael. Il n’attendait que la mort ; il parut néanmoins avec cette assurance que l’innocence seule peut donner. Quelques mauvais plaisants dirent qu’il eût été plus consterné, si ce qu’il était menacé de perdre en eût valu la peine. Les femmes furent curieuses de savoir ce qui en était. Il se prosterna respectueusement devant Sa Hautesse. Mangogul lui fit signe de se relever ; et lui tendant la main :

« Vous êtes innocent, lui dit-il ; soyez libre. Rendez grâces à Brama de votre salut. Pour vous dédommager des maux que vous avez soufferts, je vous accorde deux mille sequins de pension sur mon trésor, et la première commanderie vacante dans l’ordre du Crocodile. »

Plus on répandait de grâces sur Kersael, plus Fatmé craignait le supplice. Le grand sénéchal opinait à la mort par la