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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/295

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tation si exacte d’une action, que le spectateur, trompé sans interruption, s’imagine assister à l’action même. Or, y a-t-il quelque chose qui ressemble à cela dans ces tragédies que vous nous vantez ?

« En admirez-vous la conduite ? Elle est ordinairement si compliquée, que ce serait un miracle qu’il se fût passé tant de choses en si peu de temps. La ruine ou la conservation d’un empire, le mariage d’une princesse, la perte d’un prince, tout cela s’exécute en un tour de main. S’agit-il d’une conspiration, on l’ébauche au premier acte ; elle est liée, affermie au second ; toutes les mesures sont prises, tous les obstacles levés, les conspirateurs disposés au troisième ; il y aura incessamment une révolte, un combat peut-être une bataille rangée : et vous appellerez cela conduite, intérêt, chaleur, vraisemblance ! Je ne vous le pardonnerais jamais, à vous qui n’ignorez pas ce qu’il en coûte quelquefois pour mettre à fin une misérable intrigue et combien la plus petite affaire de politique absorbe de temps en démarches, en pourparlers et en délibérations.

— Il est vrai, madame, répondit Sélim, que nos pièces sont un peu chargées ; mais c’est un mal nécessaire ; sans le secours des épisodes, on se morfondrait.

— C’est-à-dire que, pour donner de l’âme à la représentation d’un fait, il ne faut le rendre ni tel qu’il est, ni tel qu’il doit être. Cela est du dernier ridicule, à moins qu’il ne soit plus absurde encore de faire jouer à des violons des ariettes vives et des sonates de mouvement, tandis que les esprits sont imbus qu’un prince est sur le point de perdre sa maîtresse, son trône et la vie.

— Madame, vous avez raison, dit Mangogul ; ce sont des airs lugubres qu’il faut alors ; et je vais vous en ordonner. »

Mangogul se leva, sortit ; et la conversation continua entre Sélim, Ricaric et la favorite.

« Au moins, madame, répliqua Sélim, vous ne nierez pas que, si les épisodes nous tirent de l’illusion, le dialogue nous y ramène. Je ne vois personne qui l’entende comme nos tragiques.

— Personne n’y entend donc rien, reprit Mirzoza. L’emphase, l’esprit et le papillotage qui y règnent sont à mille lieues de la nature. C’est en vain que l’auteur cherche à se dérober ; mes yeux percent, et je l’aperçois sans cesse derrière ses person-