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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/36

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SUR LE GÉNIE


(inédit.)




Il y a dans les hommes de génie, poètes, philosophes, peintres, orateurs, musiciens, je ne sais quelle qualité d’âme particulière, secrète, indéfinissable, sans laquelle on n’exécute rien de très-grand et de beau. Est-ce l’imagination ? Non. J’ai vu de belles et fortes imaginations qui promettaient beaucoup, et qui ne tenaient rien ou peu de chose. Est-ce le jugement ? Non. Rien de plus ordinaire que des hommes d’un grand jugement dont les productions sont lâches, molles et froides. Est-ce l’esprit ? Non. L’esprit dit de jolies choses et n’en fait que de petites. Est-ce la chaleur, la vivacité, la fougue même ? Non. Les gens chauds se démènent beaucoup pour ne rien faire qui vaille. Est-ce la sensibilité ? Non. J’en ai vu dont l’âme s’affectait promptement et profondément, qui ne pouvaient entendre un récit élevé sans sortir hors d’eux-mêmes, transportés, enivrés, fous ; un trait pathétique, sans verser des larmes, et qui balbutiaient comme des enfants, soit qu’ils parlassent, soit qu’ils écrivissent. Est-ce le goût ? Non. Le goût efface les défauts plutôt qu’il ne produit les beautés ; c’est un don qu’on acquiert plus ou moins, ce n’est pas un ressort de nature. Est-ce une certaine conformation de la tête et des viscères, une certaine constitution des humeurs ? J’y consens, mais à la condition qu’on avouera que ni moi, ni personne n’en a de notion précise, et qu’on y joindra l’esprit observateur. Quand je parle de l’esprit observateur, je n’entends pas ce petit espionnage journalier des mots, des actions et des mines, ce tact si familier aux femmes, qui le possèdent dans un degré supérieur aux plus fortes têtes, aux plus grandes âmes, aux génies les plus vigoureux. Cette