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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/465

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la marquise.

En quoi vous rendez-vous donc si malheureux, si en prenant un emploi convenable à votre naissance, dans lequel vous serez utile à l’État, vous épousez encore celle que vous aimez ?

saint-alban.

C’est-à-dire qu’en épousant celle que j’aime, j’épouserai en même temps la nécessité de vivre loin d’elle les deux tiers de ma vie et l’obligation de sacrifier sans cesse mon bonheur à une bienséance de convention. Je ne saurais vivre ainsi. J’aime mieux renoncer à tous les honneurs et à toutes les approbations de ce monde. Il n’en ira pas moins bien sans que je m’en mêle, et mes semblables n’en seront ni plus ni moins heureux.

la marquise.

Mais si chacun disait ainsi ?…

saint-alban.

Oh ! l’on ne manquera point de gens pressés de gouverner les autres ; mais pour ceux qui veulent bien l’être, pour Dieu, qu’on les laisse en paix.

la marquise.

Mais que pense Julie sur tout cela ?

saint-alban, impatienté.

Ah ! on n’en sait rien. Elle est d’une nonchalance ! Quelquefois je crois qu’elle pense comme moi, et dans d’autres moments elle me met au désespoir. Et… vous allez me croire fou,… figurez-vous, madame, que je ne suis heureux auprès d’elle que lorsque j’ai du chagrin.

la marquise.

Comment ? cela est bien bizarre.

saint-alban.

Cela est ainsi. Lorsqu’elle me voit soucieux, mélancolique, il n’y a rien qu’elle ne mette en œuvre pour me faire oublier ce qui cause ma tristesse ; et elle y réussit aisément. Ses soins sont si délicats, si tendres, qu’ils redoublent ma passion pour elle. Mais à peine suis-je rendu à moi-même et dans mon assiette ordinaire qu’elle retombe dans sa nonchalance. Alors