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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/480

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derville.

Eh bien, si après avoir bien combattu, l’un d’eux vient à tomber, les huées, les éclats de rire se font de tous côtés ; et l’on ne songe plus que le pauvre diable bafoué peut se noyer…

cinqmars.

Ils savent nager, tout le monde le sait et y compte. Cela est si vrai, que vous n’avez qu’à mettre à la place du jouteur une femme, un enfant, et vous verrez tous ceux qui riaient consternés et remplis d’effroi. C’est une vérité constante. L’idée de nuisible arrête le rire. Et voilà pourquoi le conte de vos convulsionnaires n’a excité en moi que de l’horreur, malgré toutes les gentillesses et les bouffonneries dont le chevalier le décorait.

derville.

Vous direz tout ce qu’il vous plaira, j’en ai ri de tout mon cœur ; et si le nuisible du conte ne m’a pas frappé, vous ne me persuaderez jamais que je manque pour cela d’humanité.

cinqmars.

Mon ami, j’en ai eu peur pour vous ; mais je suis rassuré par l’impression que vous a faite votre propre récit. C’est faute de réflexion si le nuisible vous a échappé d’abord, cela est clair.

derville.

Si bien qu’à votre avis, les gens accoutumés à réfléchir doivent moins rire que d’autres.

cinqmars.

N’en doutez pas. Un philosophe, un juge, un magistrat rit rarement.

derville.

Ah ! quant à ces derniers, la dignité de leur état l’exige.

cinqmars.

Oui. Mais un homme très-gai ne parvient pas à dompter son caractère par la seule considération que son état l’exige. Il se contraint d’abord par décence, j’en conviens ; mais peu à peu la réflexion opère ce que faisait la bienséance, et l’homme léger et enjoué devient vraiment grave. Son état lui montre sans cesse le spectacle de la misère humaine, et les tourments que les hommes envieux, avares ou méchants font éprouver aux hon-