Aller au contenu

Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/172

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le premier mot que j’entendis après un assez long silence me fit frémir ; ce fut :

« Mon père, je suis damnée[1]… »

Je me rassurai. J’écoutais ; le voile qui jusqu’alors m’avait dérobé le péril que j’avais couru se déchirait lorsqu’on m’appela ; il fallut aller, j’allai donc ; mais, hélas ! je n’en avais que trop entendu. Quelle femme, monsieur le marquis, quelle abominable femme !…


Ici les Mémoires de la sœur Suzanne sont interrompus ; ce qui suit ne sont plus que les réclames de ce qu’elle se promettait apparemment d’employer dans le reste de son récit. Il paraît que sa supérieure devint folle, et que c’est à son état malheureux qu’il faut rapporter les fragments que je vais transcrire.


Après cette confession, nous eûmes quelques jours de sérénité. La joie rentre dans la communauté, et l’on m’en fait des compliments que je rejette avec indignation.

Elle ne me fuyait plus ; elle me regardait ; mais ma présence ne paraissait plus la troubler. Je m’occupais à lui dérober l’horreur qu’elle m’inspirait, depuis que par une heureuse ou fatale curiosité j’avais appris à la mieux connaître.

Bientôt elle devint silencieuse ; elle ne dit plus que oui ou non ; elle se promène seule ; elle se refuse les aliments ; son sang s’allume, la fièvre la prend et le délire succède à la fièvre.

  1. Ce mot si heureux, dont l’effet est si dramatique, et qu’on peut même appeler un de ces mots trouvés, que l’homme de génie regarde avec raison comme une bonne fortune, et pour ainsi dire comme une espèce d’inspiration, toutes les fois qu’il le rencontre, n’est pas de l’invention de Diderot. Il lui a été donné par Mme d’Holbach, qu’il consultait sur la manière dont il commencerait la confession de la supérieure, et qui, surprise de son embarras et de le voir ainsi arrêté depuis plus d’un mois dans une route où elle n’apercevait pas le plus léger obstacle, lui dit, sur le simple exposé des faits précédents : « Il n’y a pas ici à choisir entre plusieurs débuts, également heureux. Il n’y a qu’une seule manière d’être vrai. Votre supérieure n’a qu’un mot à dire, et ce mot, le voici : Mon père, je suis damnée. » Ce mot, qui, dans la circonstance donnée, paraît être, en effet, le véritable accent de la passion, le mot de la nature, devait plaire à Diderot par sa justesse et sa simplicité. Il en fut fortement frappé, et il se plaisait à citer cet exemple de l’extrême finesse de tact et d’instinct de certaines femmes : il croyait même, et avec raison, ce me semble, que ce mot, dont il n’oubliait jamais de faire honneur à son auteur, était un de ceux que l’homme qui connaîtrait le mieux la nature humaine chercherait peut-être inutilement, et qui ne pouvaient être trouvés que par une femme. Cette anecdote, peu connue, m’a paru curieuse sous plusieurs rapports, et j’ai cru devoir la consigner ici. (N.)