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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/336

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ou de gauche, si je ne l’avais retenue. Cependant Gardeil s’était levé brusquement ; et en se promenant dans son appartement, il disait d’un ton d’impatience et d’humeur : « Je me serais bien passé de cette maussade scène ; mais j’espère bien que ce sera la dernière. À qui diable en veut cette créature ? Je l’ai aimée ; je me battrais la tête contre le mur qu’il n’en serait ni plus ni moins. Je ne l’aime plus ; elle le sait à présent, ou elle ne le saura jamais. Tout est dit… — Non, monsieur, tout n’est pas dit. Quoi ! vous croyez qu’un homme de bien n’a qu’à dépouiller une femme de tout ce qu’elle a, et la laisser. — Que voulez-vous que je fasse ? je suis aussi gueux qu’elle. — Ce que je veux que vous fassiez ? que vous associiez votre misère à celle où vous l’avez réduite. — Cela vous plaît à dire. Elle n’en serait pas mieux, et j’en serais beaucoup plus mal. — En useriez-vous ainsi avec un ami qui vous aurait tout sacrifié ? — Un ami ! un ami ! je n’ai pas grande foi aux amis ; et cette expérience m’a appris à n’en avoir aucune aux passions. Je suis fâché de ne l’avoir pas su plus tôt. — Et il est juste que cette malheureuse soit la victime de l’erreur de votre cœur. — Et qui vous a dit qu’un mois, un jour plus tard, je ne l’aurais pas été, moi, tout aussi cruellement, de l’erreur du sien ? — Qui me l’a dit ? tout ce qu’elle a fait pour vous, et l’état vous la voyez. — Ce qu’elle a fait pour moi !… Oh ! pardieu, il est acquitté de reste par la perte de mon temps. — Ah ! monsieur Gardeil, quelle comparaison de votre temps et de toutes les choses sans prix que vous lui avez enlevées ! — Je n’ai rien fait, je ne suis rien, j’ai trente ans ; il est temps ou jamais de penser à soi, et d’apprécier toutes ces fadaises-là ce qu’elles valent… »

Cependant la pauvre demoiselle était un peu revenue à elle-même. À ces derniers mots, elle reprit avec assez de vivacité : « Qu’a-t-il dit de la perte de son temps ? J’ai appris quatre langues, pour le soulager dans ses travaux ; j’ai lu mille volumes ; j’ai écrit, traduit, copié les jours et les nuits ; j’ai épuisé mes forces, usé mes yeux, brûlé mon sang ; j’ai contracté une maladie fâcheuse, dont je ne guérirai peut-être jamais. La cause de son dégoût, il n’ose l’avouer ; mais vous allez la connaître. » À l’instant elle arrache son fichu ; elle sort un de ses bras de sa robe ; elle met son épaule à nu ; et, me montrant une tache érysipélateuse : « La raison de son change-