Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/191

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

vivre ; dans l’estime et le respect de soi-même, sans lesquels on n’ose guère en exiger des autres ; dans les notions d’ordre, d’harmonie, d’intérêt, de bienfaisance et de beauté, auxquelles on n’est pas libre de se refuser, et dont nous portons le germe dans nos cœurs, où il se déploie et se fortifie sans cesse ; dans le sentiment de la décence et de l’honneur, dans la sainteté des lois : pourquoi appuierai-je la conduite de mes enfants sur des opinions passagères, qui ne tiendront, ni contre l’examen de la raison, ni contre le choc des passions, plus redoutables encore pour l’erreur que la raison ?

Il y a, dans la nature de l’homme, deux principes opposés ; l’amour-propre, qui nous rappelle à nous, et la bienveillance, qui nous répand. Si l’un de ces deux ressorts venait à se briser, on serait ou méchant jusqu’à la fureur, ou généreux jusqu’à la folie. Je n’aurai point vécu sans expérience pour eux, si je leur apprends à établir un juste rapport entre ces deux mobiles de notre vie.

C’est en les éclairant sur la valeur réelle des objets, que je mettrai un frein à leur imagination. Si je réussis à dissiper les prestiges de cette magicienne, qui embellit la laideur, qui enlaidit la beauté, qui pare le mensonge, qui obscurcit la vérité, et qui nous joue par des spectres qu’elle fait changer de formes et de couleurs, et qu’elle nous montre quand il lui plaît et comme il lui plaît, ils n’auront ni craintes outrées, ni désirs déréglés.

Je ne me suis pas promis de leur ôter toutes les fantaisies ; mais j’espère que celle de faire des heureux, la seule qui puisse consacrer les autres, sera du nombre des fantaisies qui leur resteront. Alors, si les images du bonheur couvrent les murs de leur séjour, ils en jouiront ; s’ils ont embelli des jardins, ils s’y promèneront. En quelque endroit qu’ils aillent, ils y porteront la sérénité.

S’ils appellent autour d’eux les artistes, et s’ils en forment de nombreux ateliers, le chant grossier de celui qui se fatigue depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, pour obtenir d’eux un morceau de pain, leur apprendra que le bonheur peut être aussi à celui qui scie le marbre et qui coupe la pierre ; que la puissance ne donne pas la paix de l’âme, et que le travail ne l’ôte pas.